Algérie - Kabylie, été 2001

La situation en Algérie s’est à nouveau dégradée l’été dernier au point de faire la une de l’actualité. Pour la plupart des commentateurs il s’agissait de faire un parallèle avec la révolte de la Kabylie il y a vingt ans. Une fois de plus les revendications culturelles du peuple kabyle, jamais satisfaites, ressurgissaient et embrasaient le pays. Au mieux, ces commentateurs étaient obligés de reconnaître que les manifestations finissaient par dépasser géographiquement la Kabylie et revêtaient un contenu social. Mais pour comprendre la situation dans ce pays ou l’obscurantisme et le fanatisme de groupes islamistes voulant instaurer un régime semblable à celui qui régnait-il y a peu en Afghanistan, le dispute à l’oppression que fait peser la dictature militaire sur le prolétariat algérien, il est nécessaire de considérer que les racines de ce chaos se situent, non pas dans le pays même, mais chez nous, en France, dans la politique que l’impérialisme français mène depuis 170 ans à l’égard de cette population.

Il nous faut donc reprendre, non pas l’Histoire de l’Algérie depuis le début de sa conquête en 1830 mais les grandes lignes qui mettent en valeur l’enchaînement des évènements qui ont conduit à la situation actuelle et qui soulignent le rôle, constamment joué par l’impérialisme jusqu’à ce jour.

La conquête de l’Algérie, décidée par Charles X a eu pour origine un prétexte, celui d’un incident futile. Au cours d’une discussion avec l’ambassadeur de France, le dey d’Alger s’emporta et le frappa avec son chasse-mouches puis il fit tirer sur un navire qui venait lui demander des excuses. La France occupa alors Alger.

De fait, ce pays, qui faisait partie à l’époque de l’Empire ottoman, était depuis longtemps l’objet de convoitises d’une partie de la bourgeoisie industrielle française en plein développement. Le début de cette conquête par les troupes françaises en 1830 fut salué ainsi par Sismondi, économiste alors renommé: “Le Royaume d’Alger ne sera pas seulement une conquête, ce sera une colonie, ce sera un pays neuf sur lequel le surplus de la population, de l’activité française pourront se répandre...l’Afrique a surtout besoin d’hommes qui pensent au profit de l’industrie et d’hommes qui le garantissent”.

Comme pour toute conquête coloniale, l’objectif mis en avant pour justifier cette guerre de rapines était l’aspect civilisateur. Dans sa grande bonté la France envoyait ses troupes en Algérie pour libérer la population de la domination turque et apporter les bienfaits de la civilisation européenne. Cet “apport de bienfaits” se traduisit immédiatement par des massacres, des destructions, une coupe réglée du pays qui débouchèrent sur une guerre généralisée qui dura presque une trentaine d’années avant la reddition du pays.

La France appliqua ses lois sur la propriété acquise par la violence et détruisit toutes les structures qui existaient préalablement dans le pays. L’armée française et l’administration s’appuyèrent sur d’anciens chefs locaux pour encadrer la population musulmane. Les terres les plus fertiles furent accaparées par les colons et utilisées pour produire en fonction des besoins de la métropole. C’est ainsi que se développa, à grande échelle la culture de la vigne aux dépens des cultures de céréales, base de l’alimentation des autochtones.

La bourgeoisie française fonda sa fortune en Algérie sur les activités agricoles mais aussi elle investit dans le phosphate, le tabac, le zinc etc... Toutes les infrastructures furent mises au service des grands propriétaires et des négociants. La langue française s’imposa bien sûr comme la langue de l’administration et du commerce. L’enseignement fut refusé aux algériens de souche, de peur de leur donner des idées de liberté et de révolte, ce qui ne fit que renforcer le poids de la religion sur les masses et plus particulièrement les femmes. En 1957, on comptait 94% d’hommes et 98% de femmes qui n’avaient pas été scolarisés dans les écoles publiques laissant le champ libre aux écoles coraniques.

Le 8 mai 1945, à Sétif, ville du Constantinois, une manifestation de la population musulmane défilant avec des slogans hostiles au colonialisme fut réprimée dans le sang. Le soulèvement qui s’en suivi entraîna un véritable massacre perpétré par l’armée française. En quelques jours on compta 45000 victimes dans les rangs de la population algérienne. On peut considérer que cet événement marque le début de la guerre d’Algérie, même si celle-ci n’éclata vraiment qu’en 1954.

En novembre 1954 eurent lieu les premiers affrontements, la bourgeoisie française minimisa l’ampleur du danger que ces affrontements représentaient pour elle, pensant rapidement étouffer la rébellion mais celle-ci s’étendit et se transforma en véritable guerre.

En 1956, Guy Mollet, élu sur un programme où il s’engageait à établir la paix demanda les pleins pouvoirs et, soutenu par l’ensemble des organisations de gauche, y compris le PC, enfonça les communautés françaises et algériennes dans un conflit guerrier de plus en plus meurtrier. A la fin de cette année là, 350000 militaires étaient en opération en Algérie.

En 1958, les socialistes abandonnaient le pouvoir et le laissait aux mains de De Gaule. Conscient des intérêts de la bourgeoisie, De Gaule était convaincu qu’il fallait mettre un terme à cette guerre sans fin mais qu’il fallait le faire en imposant au FLN les conditions les plus favorables, ou les moins défavorables à l’impérialisme français. Il fut alors confronté aux réactions des organisations de colons mais aussi, fait plus grave à une révolte d’une fraction de l’armée. Le 19 mars 1962, était signé, après plus de sept ans de guerre, le cessez-le-feu qui marquait le commencement du processus d’indépendance de l’Algérie, indépendance à laquelle elle accéda officiellement le 5 juillet 1962.

L’indépendance de l’Algérie ne marque pas la fin de sa dépendance économique envers la France

Les Accords d’Evian maintenaient la dépendance de l’Algérie vis à vis de la France: Ils stipulaient que les sociétés françaises pouvaient décider de rester dans le pays. La majorité des industries, des mines, du pétrole, du gaz restaient sous le contrôle de l’ex-colonisateur. Si les banques françaises acceptèrent de faire crédit au nouvel Etat ce fut au prix de contre-parties énormes. Non seulement ces crédits devaient être remboursés avec intérêts mais l’Algérie devait d’autre part s’engager à fournir à la France divers produits et à lui en acheter d’autres à des conditions déterminées d’avance.

L’indépendance de l’Algérie se traduisit par la mise en place d’un Etat composé d’une bourgeoisie industrielle et commerçante et de couches sociales petites-bourgeoises intégrées à la bureaucratie civile et militaire. Au lendemain de l’indépendance, l’appareil hiérarchique de l’ALN s’est en fait retrouvé aux mains des fractions bourgeoises ce qui n’est pas surprenant si on considère la nature de la révolution algérienne et le contexte général dans lequel elle s’est développée.

Le discours officiel tente alors de faire croire que la révolution algérienne recouvrirait deux caractéristiques: ce serait d’une part une révolution nationale (lutte contre les rapports de domination coloniaux) et d’autre part une révolution sociale. Si la révolution algérienne fut indubitablement une révolution “nationale-populaire”, elle ne fut en rien sociale. Comment d’ailleurs aurait-elle pu l’être sachant qu’elle était dirigée par des fractions petites-bourgeoises et que l’absence d’un prolétariat en tant que classe pour-soi était criante? Cette direction ne pouvait, au mieux, qu’abolir une des formes de l’oppression de classe, en l’occurrence la forme coloniale.

La révolution algérienne s’est faîte derrière le programme de la petite bourgeoisie, le prolétariat qui n’a jamais disposé de son organisation propre n’a profité en rien de la victoire sur le colonialisme.

Au lendemain de l’indépendance, les différentes fractions de la bourgeoisie algérienne qui avaient commencé à s’entre-déchirer pour le partage du gâteau se sont accordées sur un point: la situation politique et sociale d’une grande instabilité ne pouvait durer sans dommage, aussi fallait-il mettre un terme à une gestion source d’insécurité pour les intérêts de la bourgeoisie. Le 19 juin 65, Boumediene mettait fin à la période Ben Bella et instaurait un climat beaucoup plus sécurisant pour les classes possédantes. Boumediene, s’appuyant sur l’armée, a unifié, “de gré ou de force”les différentes fractions de la bourgeoisie et a inauguré un plan de réformes que devait faire long feu: “révolution agraire”, démocratisation de l’enseignement, plan quadriennal. L’échec de ces réformes, conjuguée à la crise économique qui devait relancer les luttes ouvrières et la crise du Sahara occidental, devait aboutir à l’éclatement du Conseil de la Révolution. Afin de trouver un dérivatif au mécontentement des masses exploitées et de s’opposer aux fractions de la bourgeoisie qui souhaitaient la voir quitter la scène politique, Boumediene lança alors son “processus de démocratisation”, poudre aux yeux dont le but était de doter le pays d’institutions jouant le rôle d’amortisseurs sociaux. Le but réel de toutes ces manœuvres a toujours été pour la bourgeoisie de tendre à unifier ses différentes fractions, chacune d’elle cherchant à s’approprier, monopoliser le pouvoir mais aucune d’elle n’ayant les moyens à elle seule d’y réussir.

A partir de 1975 donc le gouvernement algérien tenta d’avoir un meilleur contrôle sur son économie. A cette fin, il s’engagea dans un processus de nationalisation des sociétés étrangères, processus assorti de rachats qui devaient contribuer à augmenter la dette du pays.

Entre 1970 et 1975, et cela malgré la forte augmentation des exportations des hydrocarbures, le déséquilibre de la balance commerciale a été multiplié par 4. A la mort de Boumediene en 1978 les illusions se sont renforcées quant au développement de la démocratie en Algérie, mais il a suffi des manifestations d’avril 80 à Tizi Ouzou pour que l’on constate une reconcentration immédiate du pouvoir entre les mains de Chadli.

Entre 1982 et 1988 la chute des prix du pétrole conjuguée à la baisse du cours du dollar a précipité l’Algérie dans la crise. Afin de tenir ses engagements envers les Etats impérialistes, le gouvernement limita ses investissements et ses dépenses dans les services publics, dans le secteur de la santé et du logement social. Les importations de produits alimentaires furent restreintes de façon draconienne, entraînant une très forte hausse des prix.

Profitant de cet état de crise catastrophique, en échange d’un rééchelonnement de la dette, les compagnies étrangères ont renforcé leur position en Algérie. La législation mise en place en 1975 leur permet même de constituer des sociétés composées jusqu’à 100% de capitaux étrangers. Un revirement s’opère depuis quelques mois: l’augmentation et la stabilisation du prix du pétrole à un niveau élevé commencent à renflouer les caisses de l’Etat. Le pétrole et le gaz représentent actuellement 85% des revenus de l’Etat. Les investissements américains en Algérie se chiffrent à 30 milliards de FF. Mais si les industries du pétrole et du gaz attirent encore les capitaux étrangers, en dehors de ce secteur les capitaux stagnent, non pas tant par crainte du terrorisme que du fait de la situation économique désastreuse: le système bancaire est archaïque, y compris le réseau de téléphonie mobile, sont en ruines et la justice est dans un tel état de déliquescence que rien ne garantit que les contrats seront respectés.

Cette crise économique frappe évidemment en priorité les plus démunis. En 2000, le taux de chômage de la population active était de 30% mais il atteignait 80% sur la classe d’age inférieure à 25 ans. 8% seulement des jeunes qui arrivent sur le marché du travail chaque année trouvent un emploi. Dans la dernière décennie 600000 emplois ont disparu. Rien d’étonnant donc de constater que plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.

Dans ce contexte d’exploitation, de misère, de désespoir d’une importante partie de la population, l’islamisme a pu se présenter comme une alternative crédible car il apparaissait prendre en considération la souffrance de la population. Développant le populisme et la démagogie auprès des masses exploitées, l’absence d’un parti défendant les intérêts de la classe ouvrière leur laissant le champ libre, les islamistes se sont attirés la sympathie de centaines de milliers d’opprimés. L’ex-FIS éliminé de la vie politique légale, les islamistes se sont alors engagés, après 1992, dans la lutte terroriste. Si une partie importante des masses qui appuyait le FIS se désolidarise de l’escalade de la violence, les islamistes n’en atteignent pas moins l’un de leurs objectifs qui est de désorienter, démoraliser la population, sachant que dans une situation où l’Etat est affaibli et la population (en particulier ouvrière) est déboussolée, le pouvoir peut basculer dans n’importe quel camp.

Ce constat d’une population prise en étau entre deux forces réactionnaires, la bourgeoisie au pouvoir et la réaction religieuse, bien que dramatique, doit être atténué si l’on observe que le mécontentement peut aussi se manifester sous forme de luttes menées par la classe ouvrière, pourtant dans les pires conditions. L’an dernier, les travailleurs de la métallurgie étaient entrés en grève et avaient entraîné près de 100000 ouvriers lors d’une journée d’action que l’UGTA avait été obligée d’initier. Les luttes contre les licenciements, les arriérés de salaire, les privatisations peuvent mobiliser un nombre conséquent de travailleurs. La grève des ouvriers du pétrole le 23 mars 2001, soutenue par les ouvriers de la métallurgie avait été très suivie. Les travailleurs de la SNVI (usine de camions) qui compte près de 10000 salariés, sont entrés en grève à deux reprises depuis le début de l’année. Les luttes ouvrières ne sont donc pas absentes mais il faut reconnaître qu’elles sont le plus souvent encadrées, contrôlées par les syndicats et que l’absence d’un parti prolétarien donne toutes possibilités aux manœuvres de la bourgeoisie.

Ces grèves, plus ou moins importantes, significatives sur le plan social ont été éclipsées par les manifestations et les émeutes qui se sont déclenchées cette année en Kabylie, elles sont toutefois loin d’être sans lien avec ces évènements.

La Kabylie, région montagneuse à l’Est d’Alger, peuplée de berbères, représente une particularité historique. L’Algérie fait partie du Maghreb que du temps de l’antiquité on appelait Numidie. Les Numides sont les ancêtres des berbères. L’Algérie fut islamisée lors de la conquête arabe au VII Siècle. Les populations berbères furent alors, en partie, arabisées. Durant la guerre d’indépendance, la question identitaire n’a pas été mise en avant: la priorité était accordée à la lutte anti-coloniale. Après la victoire contre le colonialisme, la nation et le peuple algérien se sont constitués comme un tout. Il n’y a qu’un seul peuple et une seule nation en Algérie, avec une forte composante arabophone et une composante amazightophone ( qui n’existe pas qu’en Kabylie). On appelle kabyles les amazightophones qui vivent en Kabylie.

L’Algérie ayant opté pour l’arabisation, l’enseignement de la langue berbère fut interdit. Le pouvoir politique accepta toutefois l’émission d’une radio en langue berbère qui lui permettait de toucher une population non arabophone. Avec le développement de la scolarisation et la création de l’université de Tizi-Ouzou puis celle de Bejaïa la question identitaire refit surface. L’écrivain Mouloud Mameri fut un des artisans du renouveau de cette culture. L’interdiction par Chadli Bendjedid d’une conférence de cet écrivain, sur la littérature et la culture berbère à l’université de Tizi-Ouzou, le 20 avril 80 fut l’élément déclencheur d’une révolte que les forces de police mirent plusieurs jour à mater. Depuis, la lutte autour de cette “revendication démocratique” n’a plus cessé, encouragée par des fractions politiques “intéressées”.

C’est à l’occasion, comme chacun sait, du vingtième anniversaire de ces évènements qu’à surgi, le printemps dernier, un vaste mouvement de révolte en Kabylie, mobilisant des centaines de milliers de travailleurs, de petits-bourgeois, de chômeurs, de déclassés, suite à la mort d’un jeune kabyle tué par la police. Mais les revendications culturelles ont très vite fait place aux revendications sociales et le mouvement s’est étendu géographiquement bien au-delà de la Kabylie. Les deux partis qui encadrent depuis des années la population kabyle, le RCD et le FFS ont été dépassés et ont même été traités comme des larbins du pouvoir en place. L’essentiel des revendications des émeutiers étaient d’ordre social et économique. Il faut dire que la Kabylie est l’une des régions d’Algérie des plus touchées par le chômage. La situation économique et sociale, peut-être ici plus qu’ailleurs, s’est encore dégradée davantage avec la mise en œuvre du remboursement de la dette extérieure, des plans de privatisation exigés par le FMI.

Mais ce mouvement a été très vite orienté dans le sens d’intérêts qui n’étaient pas les siens, encadré ou représenté par des comités de village et dans les villes, par des comités populaires dont il suffisait de lire la plate-forme revendicative pour en constater le caractère inter-classiste. Si un certain nombre de revendications concernaient indéniablement les masses exploitées, ces revendications en côtoyaient d’autres d’ordre régionalistes ou démocratiques.

Ainsi le rejet lucide, par les masses exploitées, de la politique du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie et du Front des Forces Socialistes ne les a pas empêchées de se faire récupérer par des courants politiques qui n’ont rien à voir avec la défense de la classe ouvrière. Il est ainsi prouvé, si besoin en était encore, que les masses, aussi courageuses puissent-elles être dans leur action contre la classe exploiteuse, n’ont ni orientation, ni programme, ni stratégie. Elles manquent cruellement de perspectives politiques. Ces évènements mettent, à nouveau, en valeur le besoin indispensable du Parti de classe pour briser l’appareil de la bourgeoisie.