Marxisme et conscience de classe

La question de la conscience de classe est le problème central de la politique révolutionnaire. La manière dont on conçoit le processus à travers lequel la classe ouvrière parvient à une compréhension collective et dynamique de sa situation historique conditionne notre conception des tâches et de la structure de l’organisation révolutionnaire. En fait, les conceptions en matière d’organisation sont des corollaires de la question de la conscience en général et de la conscience de classe plus particulièrement. Nous tenterons ici d’aborder ces questions du point de vue du matérialisme historique. L’histoire du prolétariat et les analyses développées par les communistes à partir de Marx sont abordées de façon à pouvoir en dégager des conclusions sur la conscience du prolétariat et guider ainsi notre pratique politique.

La conscience “en général”

Depuis des milliers d’années, les idéologues des sociétés de classes se sont penchés sur la question de la source des idées ou conscience. Dans la société antique, des philosophes comme Platon et Aristote pensaient que les idées étaient “innées” et qu’elles voyaient simplement le jour grâce à la pensée. Ces premiers idéalistes furent suivis par les philosophes chrétiens du Moyen-Age, comme Aquinas, pour qui Dieu était la source de toute conscience humaine. Puis, avec le développement de la production capitaliste, apparurent les premiers rudiments d’une pensée matérialiste, avec Bacon et Descartes, qui prétendaient que les idées n’étaient ni “innées” ni tombées du ciel, mais qu’elles étaient en quelque sorte un produit de l’existence matérielle de l’homme. Mais c’est seulement à partir du milieu du XIXème siècle, avec le développement massif du capitalisme, que le matérialisme “bourgeois” parvint à son apogée.

S’appuyant sur des arguments empruntés aux sciences naturelles, le matérialisme bourgeois balaya tout devant lui pendant sa période faste (approximativement de 1840 à 1870). Le postulat fondamental du matérialisme bourgeois était qu’il existe un monde matériel indépendant de nous-mêmes et que le contact avec ce monde est la source de notre conscience. C’est un point sur lequel le matérialisme historique concorde avec le matérialisme bourgeois. Quoique aient pu prétendre les “marxologues”, il ne fait pas l’ombre d’un doute que Marx aborde son étude de la conscience en partant de l’hypothèse d’un monde matériel existant, indépendant du sujet qui le perçoit. Il affirmait ainsi dans “La Sainte Famille”:

Point n’est besoin d’une grande sagacité pour découvrir les liens inévitables entre le matérialisme et le communisme et le socialisme...l’être humain tire sa connaissance, sa sensation, etc.... à partir du monde sensible.

Il y a cependant une différence profonde entre le matérialisme historique et le matérialisme bourgeois sur les points suivants.

a

Les matérialistes bourgeois considéraient la conscience comme un phénomène individuel, résultant de l’impact de la perception sensorielle, des facteurs physiques et métaboliques sur la physiologie de l’être humain isolé. Marx parvint à élucider le mystère de la conscience et démontra que celle-ci n’était pas seulement une question de physiologie, mais un phénomène social et historique; et que les modifications de la conscience étaient dues aux changements intervenants dans la position sociale et plus particulièrement dans la position de classe au sein de la société. Le matérialisme de Marx part de l’existence, non pas de l’individu bourgeois isolé, mais de celle de classes et de rapports sociaux:

L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle... à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminée. Ce n’est pas la conscience des hommes qui déterminent leur être, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience.

Marx, “Contribution à la critique de l’économie politique”, préface

b

Le matérialisme de Marx était également dialectique. Tandis que les matérialistes bourgeois considéraient l’individu isolé recevant passivement des impressions sensorielles qui étaient ensuite traduites physiologiquement en conscience, Marx expliquait que la matière brute de l’expérience était activement remodelée par ses récepteurs par le mécanisme de la pensée (laquelle a une dimension historique, car pour le matérialisme historique nul ne vient au monde en partant du néant) puis transformée en conscience qui, à son tour, influait sur l’expérience. Tel est le sens des “Thèses sur Feuerbach”, où Marx affirme:

Le principal défaut de tout matérialisme passé - y compris celui de Feuerbach - est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme de l’objet ou de l’intuition; mais non en tant qu’activité humaine, en tant que praxis, non de façon subjective...Le point le plus élevé atteint par le matérialisme intuitif, c’est à dire le matérialisme qui ne saisit pas le monde matériel comme activité pratique, est l’intuition des individus isolés dans la société civile.

Nous pourrions illustrer ces aspects au moyen de multiples autres citations; il reste que pour le marxisme la conscience est un produit historique et social, elle est médiatisée par l’interaction de l’expérience et de la conscience déjà existante, puis affinée, remodelée à travers la “pratique et la compréhension de cette pratique”. L’idée que la conscience est un produit direct ou automatique de l’expérience des individus ou des classes sociales est précisément celle que Marx prend pour cible quand il règle ses comptes avec Feuerbach; cette idée est tout bonnement de l’empirisme bourgeois dans sa forme la plus vulgaire. Malgré cela elle a continué d’avoir d’ardents défenseurs dans le mouvement ouvrier (même une fois que Marx eût tranché sur la question) jusqu’à nos jours.

La conscience du prolétariat

Avec le matérialisme historique, nous disposons d’un cadre pour comprendre ce qu’est le prolétariat, ainsi que les capacités et les limites de sa conscience. D’une part, le prolétariat est une classe unique dans l’histoire, une classe dépourvue de toute propriété, exploitée et produisant collectivement, mais qui est aussi poussée sans arrêt par les contradictions de l’économie capitaliste à lutter contre la bourgeoisie. Pour mener à bien ce combat, pour arracher son émancipation, le prolétariat n’a pas d’autre choix que de détruire la propriété privée et toutes les formes de domination de classe. C’est non seulement une nécessité pour le prolétariat que de s’émanciper de la sorte; mais, du fait de sa position sociale, contrairement aux autres classes, il a la capacité de le faire. Le prolétariat est donc une classe révolutionnaire, “une classe aux chaînes radicales, une classe dans la société civile qui n’est pas de la société civile... un ordre social qui est la dissolution de tous les ordres sociaux.” disait Marx dans la “Critique de la Philosophie du Droit de Hegel”. Mais il faisait également remarquer un peu plus loin dans le même texte que l’expérience du prolétariat n’était pas une condition suffisante pour qu’il puisse s’émanciper; il fallait aussi que la conscience (la philosophie) pénètre profondément dans la classe:

De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles... La philosophie ne peut se réaliser sans supprimer le prolétariat, le prolétariat ne peut se supprimer sans réaliser la philosophie.

On retrouve ces mêmes idées, exprimées sous une forme moins philosophique dans des ouvrages ultérieurs, comme le Manifeste du Parti Communiste. Marx et Engels y montrent que l’expérience immédiate de la classe l’amène à prendre conscience de son identité de classe et de la nécessité de lutter collectivement:

Or, le développement de l’industrie, non seulement accroît le nombre de prolétaires, mais les concentre aussi en masses sans cesse grandissantes; la force des prolétaires augmente et ils en prennent mieux conscience; les collisions individuelles entre l’ouvrier et le bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes. Les ouvriers commencent alors à former des coalitions (syndicats) contre la bourgeoisie; ils s’associent pour la défense de leurs salaires.

Manifeste du Parti Communiste

Ainsi, les conditions d’existence du prolétariat, ses luttes et ses réflexions sur celles-ci, élèvent sa conscience au point qu’il peut se reconnaître comme une classe à part et se définir par le besoin de lutter contre la bourgeoisie. Mais identité de classe ne veut pas dire conscience communiste (bien qu’elle en soit le présupposé). Les prolétaires vivent dans une société bourgeoise qui fait peser sur eux la complexité de ses rapports sociaux et de ses superstructures idéologiques. Cela signifie qu’inévitablement, en dépit de la lutte qu’elle mène contre ses exploiteurs, la grande majorité de la classe ouvrière est saturée d’idéologie bourgeoise. Comme le notaient Marx et Engels en début des années 1840, une des conséquences logiques de la conception matérialiste de l’histoire est que:

Les idées de la classe dominante sont, à chaque époque, les idées dominantes; c’est à dire que la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est, en même temps, sa puissance intellectuelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle contrôle du même coup les moyens de la production intellectuelle; de telle sorte que les pensées de ceux qui ne disposent pas des moyens de la production intellectuelle sont soumises à cette classe dominante.

L’Idéologie allemande

Pour que l’identité de classe se transforme en conscience communiste, “l’organisation des prolétaires en classe, et donc en parti politique” (Marx) est nécessaire. A cet effet, le prolétariat doit acquérir une vision globale dépassant celle qu’il peut tirer de son existence immédiate et la conscience qui lui correspond. Le capitalisme est un système social contradictoire travaillé par des crises cycliques et comme Marx le laisse entendre ci-dessus, sa domination idéologique sur la société ne peut être totale. Dans la mesure où la société capitaliste repose sur des antagonismes de classe, les conflits matériels qui opposent ces classes constituent le terrain propice au développement des idées communistes en opposition aux idées dominantes de la bourgeoisie. Toutefois ces idées ne sont en général que des parcelles de conscience communiste, limitées à quelques travailleurs isolés ou de petites fractions de la classe ouvrière à certains moments. Dans la plupart des cas, les expériences acquises par la classe ouvrière dans son combat contre la bourgeoisie sont politiquement revêtues par les analyses et les interprétations de la bourgeoisie elle-même; elles donnent simplement naissance à un sentiment d’identité de classe qui reste une forme de conscience bourgeoise. Pour que la conscience communiste puisse s’exprimer à une échelle supérieure, il est nécessaire que les expériences des travailleurs confrontés à la bourgeoisie et à la réalité sociale soient intégrées et analysées dans le cadre d’une vision communiste mondiale. Fournir cette méthode d’investigation et d’interprétation des phénomènes sociaux est le rôle du Parti Communiste.

Dans ce but le parti doit étudier en profondeur la réalité sociale, les contradictions qui travaillent la société bourgeoise, sa courbe historique; en même temps qu’il doit intervenir concrètement dans la lutte de classe. Il cherche ainsi à souder toutes les parcelles de conscience communiste provenant de la lutte des classes, à les fondre dans une vision globale et homogène et à rassembler tous ceux qui souscrivent à cette analyse en une seule et même force capable d’intervenir, capable d’intégrer l’expérience de la classe ouvrière dans un cadre communiste cohérent.

Toutefois, énumérer les citations de Marx sur la conscience de classe ou sur le parti de façon isolée ne suffit pas. Utilisés sous cette forme scolastique, ses écrits peuvent donner lieu à des interprétations anarchistes, luxembourgistes, social-démocrates ou bolchévistes, en particulier sur la question du parti. Nous devons analyser ce que Marx a réellement écrit d’une façon dialectique; c’est à dire en tenant compte du contexte historique dans lequel il vécut, de sa propre pratique et de ses conceptions générales sur la conscience. A son époque, alors que la classe prolétarienne était en voie de constitution et que le problème de la conquête du pouvoir ne se posait pas encore de façon directe, il est compréhensible que les propos de Marx aient manqués d’une certaine précision.

Mais si nous examinons les thèses centrales de Marx sur la conscience, dont nous avons déjà parlé, à savoir: la nature indirecte du développement de la conscience; et si nous considérons l’activité politique que Marx mena tout au long de sa vie pour la formation d’un parti ouvrier, alors, le cadre d’une évaluation rigoureuse de ses analyses sur la conscience de classe se trouve précisé avec une netteté qu’on ne saurait obtenir au moyen de citations éparses.

Ainsi que l’indique Marx, une telle vision théorique globale est fournie au prolétariat de la manière qui suit:

De même qu’en d’autres époques une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours, une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont élevés jusqu’à l’intelligence théorique de l’ensemble du mouvement historique.

Manifeste du Parti Communiste

Sous une forme lapidaire, on trouve là la conception matérialiste de la conscience de classe. La lutte spontanée de la classe ouvrière peut élever sa conscience jusqu’au niveau de l’identité de classe, lui permettant de se rendre compte qu’elle n’est pas une fraction du “peuple”, mais une classe en-soi. C’est un préalable indispensable pour que puisse s’opérer le saut qualitatif vers la conscience de classe (l’apparition d’une classe pour-soi) mais celui-ci ne peut intervenir que si la “philosophie”, que si la compréhension théorique du mouvement historique dans son ensemble se développe et s’empare de la classe, c’est à dire si la classe parvient à se convaincre de la nécessité d’un parti porteur d’une interprétation scientifique globale. Une telle analyse globale est nécessairement élaborée au-dehors de la lutte de classe (bien qu’elle y puise en partie ses matériaux) et au-dehors de l’existence quotidienne de l’ensemble du prolétariat, même si des prolétaires isolés participent à son élaboration.

Marx ne cessa de souligner la nécessité pour la classe ouvrière de lutter contre ses exploiteurs car, pour lui, la lutte quotidienne devait servir de terrain d’entraînement à la classe en vue du combat pour le socialisme. D’où le combat inlassable que Marx et Engels menèrent leur vie durant pour constituer un parti politique ouvrier et gagner le mouvement des travailleurs à la cause du socialisme. Entre toutes les formules limpides sur ce problème, celle que l’on trouve dans “Salaire, Prix et Profit” (Chapitre: La lutte entre le Capital et le Travail et ses résultats) est assurément l’une des plus remarquables:

Si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d’entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure. En même temps, et indépendamment de l’asservissement général qu’implique le régime du salariat, les ouvriers ne doivent pas s’exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne. Ils ne doivent donc pas se laisser absorber par ces escarmouches inévitables...Il faut qu’ils comprennent que le régime actuel, avec toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires à leur émancipation. Au lieu du mot d’ordre conservateur: “un salaire équitable pour une journée de travail équitable”, ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire: “Abolition du salariat”.

Marx et Engels ne se répandirent jamais en louanges sur le mouvement spontané de la classe ouvrière pas plus qu’ils ne cherchèrent à donner une image exagérée de son degré de conscience. A l’opposé des empiristes et autres sociologues, ils soulignèrent que le rôle historique de la classe ouvrière était dans une certaine mesure indépendant de sa propre conscience et même contraire à elle. Ce qui importait n’était pas tellement le degré de conscience atteint à un moment donné, de façon individuelle ou collective, mais plutôt ce que les contradictions du capitalisme allaient entraîner pour le prolétariat - classe révolutionnaire - en raison de ses conditions d’existence matérielle et de sa capacité à détruire le capitalisme.

La question n’est pas de savoir quel est le but que s’imagine pour le moment tel ou tel membre du prolétariat ou même le prolétariat dans son ensemble. La question est de savoir ce qu’est le prolétariat et ce qu’il sera historiquement contraint de faire conformément à sa nature.

La Sainte Famille

Dans leur correspondance, Marx et Engels parlent de la classe ouvrière anglaise au XIXème siècle; ils y disent que la “prospérité industrielle entraîne des tentatives d’acheter les travailleurs” afin de les détourner de la lutte; que la prospérité en général “démoralise les travailleurs”, ils disent aussi combien il faudra attendre quelque temps encore avant que les ouvriers anglais “ne parviennent à se débarrasser de leur infection bourgeoise”. En fait, nous pouvons dire que Marx était si convaincu de la domination de l’idéologie bourgeoise sur la classe ouvrière que plutôt que de penser qu’il fallait attendre que l’ensemble du prolétariat soit pleinement acquis aux idées du communisme avant de pouvoir faire la révolution, il concluait que c’était seulement à travers l’école de la révolution que le prolétariat parviendrait à se transformer véritablement.

Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste, comme aussi pour mener à bien la chose elle-même; or, une telle transformation ne peut s’opérer que par un mouvement pratique, par une révolution; cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles.

L’Idéologie Allemande

Cela impliquait naturellement la constitution d’un parti ouvrier qui devait accroître son influence dans la classe ouvrière; c’est le travail auquel les fondateurs du marxisme se consacrèrent depuis la fondation de la Ligue des Communistes jusqu’à celle de la Première puis de la Deuxième Internationale. Il est un fait qu’à l’époque Marx et Engels supposaient que de tels partis politiques ouvriers emporteraient l’adhésion de la totalité ou tout au moins de la majorité de la classe ouvrière. Mais il n’en fut rien; même le puissant parti Social-Démocrate allemand (SPD) à son heure de “gloire” n’obtint jamais que la moitié des voix ouvrières dans les élections et seulement 10% d’adhérents. Mais indépendamment de cela, les formules de Marx: “Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité” (Manifeste du Parti Communiste).

Et d’Engels:

Le temps des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête des masses inconscientes est révolu. Là où il s’agit d’une transformation complète de l’organisation de la société, les masses elles-mêmes doivent y prendre part, elles doivent avoir compris de quoi il retourne, pourquoi elles interviennent (dans leur corps et dans leur esprit).

Introduction aux “Luttes de classe en France”, 1895

ne peuvent être interprétées comme autant de marques irréfutables du caractère spontané d’un mouvement dans lequel la conscience jaillirait automatiquement des luttes quotidiennes ou des luttes de masse. Ces formules impliquent une surestimation du degré de conscience communiste (un produit indirect de l’expérience de la classe) auquel pourrait s’élever le prolétariat grâce au parti. En fait, plutôt que de servir de guide à notre pratique, ces conceptions “majoritaires” que l’on rencontre dans les derniers écrits de Marx et surtout d’Engels impliquent une certaine forme de naïveté social-démocrate. La citation d’Engels, en particulier, dont les spontanéistes se gargarisent sert en fait à justifier la tactique de la voie pacifique et parlementaire au pouvoir et le rejet de l’insurrection violente. Il se peut que Marx et Engels aient eu certains penchant “majoritaires” erronés, qui était le produit de leur temps, mais ils n’en eurent jamais de spontanéistes.

La contribution de Lénine

Les écrits de Lénine, et plus particulièrement, “Que Faire?”, réexposent sous une forme polémique les idées des fondateurs du matérialisme historique sur la conscience de classe; à savoir que la conscience de classe n’est pas un reflet direct de l’existence matérielle du prolétariat, mais un produit indirect médiatisé par la pensée scientifique, elle est “la pratique et la compréhension de cette pratique”, restituée à la classe par les minorités révolutionnaires. La polémique de Lénine était dirigée contre certains courants du mouvement ouvrier russe du début du siècle, représentés par les journaux “La Pensée Ouvrière” et “La Cause Ouvrière”. Ces courants prétendaient que la lutte économique devait prendre le pas sur la lutte politique; que la conscience se développait à travers la lutte trade-unioniste en particulier et que les révolutionnaires avaient pour tâche d’apporter leur soutien matériel aux luttes économiques de la classe. Récusant le besoin d’une lutte politique, ils se moquaient du rôle des “intellectuels” dans le mouvement ouvrier.

Lénine niait que la conscience révolutionnaire puisse provenir de la lutte quotidienne de la classe et il affirmait la nécessité d’une théorie, d’une organisation et d’une intervention révolutionnaire. Parlant des luttes des ouvriers russes dans les années 1890, il disait:

Prises en elles-mêmes, ces grèves étaient une lutte trade-unioniste, mais non encore social-démocrate; elles marquaient l’éveil de l’antagonisme entre ouvriers et patrons, mais les ouvriers n’avaient pas, et ne pouvaient avoir conscience de l’opposition irréductible de leurs intérêts avec tout l’ordre politique et social existant, c’est-à-dire la conscience social-démocrate...
Les ouvriers, avons-nous dit, ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telle ou telle loi nécessaire aux ouvriers, etc.... Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques élaborées par les représentants instruits des classes possédantes, par les intellectuels. Les fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, appartenaient eux-mêmes, par leur situation sociale à l’intelligentsia bourgeoise.

Que Faire?

Bien évidemment, Lénine n’était pas stupide au point de croire que ce processus de diffusion de la conscience communiste intervient dans le vide; il plonge ses racines et se nourrit de ces mêmes luttes ouvrières que Lénine passe au crible dans son texte. Le message du parti ne peut être vraiment perçu que si ce que les communistes expriment sous une forme théorique correspond à ce que le prolétariat ressent sans parvenir à l’exprimer. Lénine ne prétend pas davantage que les travailleurs ne participent pas à l’élaboration des théories socialistes. Il cite même Weitling, Proudhon et Dietzgen comme d’éminents théoriciens ouvriers; mais leurs contributions à la théorie du socialisme ne furent pas faites en qualité de simples ouvriers, mais en tant qu’intellectuels ouvriers, en liaison avec une activité politique.

Les idées, le programme et la plate-forme du parti sont le résultat du processus matériel qui se déroule dans la société, un processus qui est historique. La vision globale du parti est par conséquent le seul cadre valable qui permette de comprendre l’expérience du prolétariat. C’est pourquoi le parti n’est pas séparé de la classe mais un élément d’un processus dialectique vers la conscience communiste, qui découle directement de la réalité matérielle. Quand Lénine dit que la conscience ne peut venir du dehors, il veut dire du dehors des limites matérielles des luttes immédiates elles-mêmes, mais non pas du dehors du processus social existant. En réalité, l’idée que la lutte économique n’engendre pas d’elle-même la conscience socialiste paraît tellement évidente, que l’on se demande pourquoi elle a été tellement décriée et pourquoi les paroles de Lénine ont provoqué un tel tollé. Si les arguments des adversaires de Lénine, les “économistes”, (qui avaient été précédés par les anarchistes et furent ensuite suivis par les conseillistes), sont valables, alors, le besoin d’un parti politique ne se pose plus. La lutte de classe ne peut pas être supprimée, prétend-on, elle est inévitable et il en va de même pour la conscience socialiste. Mais c’est Lénine qui avait raison, l’histoire l’a montré. La classe ouvrière anglaise mena pendant cent ans les luttes économiques les plus farouches du XIXième siècle, elle créa de gigantesques syndicats, se définit et se reconnu en tant que classe, mais ne parvint jamais à créer d’elle-même une conscience socialiste. Bien au contraire, le secteur avancé du prolétariat anglais (les ouvriers syndiqués), agit en tant qu’aile de la bourgeoisie libérale, ne maintenant même pas avec fermeté son indépendance de classe. C’est précisément ce que disait Lénine; en l’absence d’intervention des communistes, la lutte “économique” ne reste pas a-politique, elle se politise, mais sous une forme bourgeoise:

Du moment qu’il ne saurait être question d’une idéologie indépendante, élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement, le problème se pose uniquement ainsi: idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste...C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, le moindre éloignement vis à vis de cette dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise. On parle beaucoup de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise...car le mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme...or, le trade-unionisme, c’est justement l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie.

Que Faire?

Et un peu plus loin, Lénine ajoute:

Tout rabaissement de la politique social-démocrate au niveau de la politique trade-unioniste revient justement à préparer le terrain pour faire du mouvement ouvrier un instrument de la démocratie bourgeoise. Par lui-même, le mouvement ouvrier spontané ne peut engendrer (et n’engendre infailliblement) que le trade-unionisme: or la politique trade-unioniste de la classe ouvrière est précisément la politique bourgeoise de la classe ouvrière. La participation de la classe ouvrière à la lutte politique et même à la révolution politique ne fait nullement encore de sa politique une politique social-démocrate.

L’expérience de la classe ouvrière américaine au cours de ce siècle a confirmé l’analyse de Lénine. En élevant, par la lutte collective, le niveau de conscience du travailleur isolé jusqu’à celui de l’identité de classe (le sentiment d’appartenir à une classe à part), la lutte économique ouvre la possibilité du développement de la conscience communiste, mais seulement la possibilité. Sans l’intervention du parti, traduisant les efforts désordonnés et les aspirations confuses des prolétaires en une stratégie et un programme, la conscience des travailleurs va décliner ou même prendre une forme réactionnaire. L’identité de classe n’est pas incompatible avec l’idéologie réactionnaire, et, bien souvent, les travailleurs les plus réactionnaires se trouvent parmi ceux qui sont les plus conscients d’appartenir à la classe ouvrière. Lors des grandes grèves des mineurs sud-africains, au lendemain de la Première Guerre Mondiale, le slogan mobilisateur était: “Travailleurs de tous les pays, unissez-vous et combattez pour une Afrique du Sud blanche”. La polémique de Lénine contre les “économistes” n’est donc pas une querelle du passé, elle est au contraire un démenti vivant à tous ceux qui pensent que la conscience communiste émerge automatiquement de la lutte immédiate et qui, objectivement, récusent le besoin d’un parti communiste et d’une intervention communiste. Si l’on se reporte à l’expérience des ouvriers russes cela devient clair. La classe ouvrière créa des Soviets en 1905 et lutta contre la guerre impérialiste après 1914. Mais ce fut le Parti Bolchevique, sous la conduite de Lénine qui transforma cette expérience brute en un corps de slogans et de tactique qui, restitué à la classe, permit à celle-ci de renverser la bourgeoisie en Octobre 17. Le mouvement spontané était pour le soutien au Gouvernement Provisoire et la défense des conquêtes de Février. Il ne pouvait en être différemment. Il est vrai que Lénine mit aussi quelque temps à comprendre la signification mondiale des soviets; mais c’est ainsi qu’était le prolétariat russe qui, en 1917, c’est-à-dire après l’expérience de 1905, se servait des soviets pour soutenir la bourgeoisie. C’est Lénine qui avance le slogan “tout le pouvoir aux soviets” et non le prolétariat russe.

On dit souvent que Lénine “révisa” les idées exprimées dans “Que Faire?” ou même les abandonna à la lumière de la Révolution russe. Et, il est vrai, qu’entre autre, Lénine faisait observer que “l’erreur majeure de ceux qui critiquent “Que Faire?”, est d’extraire cet ouvrage du contexte d’un milieu historique bien précis...Il rétablissait certaines vérités par rapport à l’économisme, sous une forme polémique; et il est erroné d’appréhender le contenu de cette brochure en faisant abstraction de l’objectif particulier qui était le sien. Mais essayons donc de voir d’un peu plus près quelles “corrections” Lénine a bien pu apporter à ce qu’il écrivait dans “Que Faire?”. Lénine prétendit toujours que le parti avait pour tâche d’apporter la conscience communiste au prolétariat, et il ne “corrigea” jamais ce jugement. Par contre la structure du parti, elle, changeait suivant les circonstances historiques. Pendant la période qui va de 1900 à 1905, c’est-à-dire au moment où Lénine rédigea sa polémique, les conditions d’illégalité de l’activité révolutionnaire imposaient au parti de rester une minorité secrète; les évènements de 1905 modifièrent cela, permettant au parti un recrutement en masse des travailleurs et, en même temps l’introduction d’élections et de fractions dans les rangs des bolchéviques. Ce sont des “corrections” de ce genre que Lénine apporta: à savoir que la structure du parti doit être différente à partir du moment où l’activité révolutionnaire peut s’exercer au grand jour. Mais les modifications au niveau de la tactique et de la structure de l’organisation bolchévique, rendues possibles par le passage du stade de l’activité illégale à celui de l’activité légale, ne changeaient absolument rien à la conception de la conscience de classe, conception selon laquelle l’expérience de la lutte quotidienne ne pouvait, d’elle-même, suffire au développement spontané de la conscience communiste.

Le parti, pour le définir au sens large, c’est-à-dire pas seulement le parti des périodes où les masses se soulèvent, mais le parti au sens historique, avec sa filiation, ses fractions, ses tendances etc.... le parti, donc, reste le dépositaire de la conscience communiste et il peut restituer à la classe sa propre expérience et les leçons de cette expérience au moment où la classe est en mouvement, au moment où la lutte de classe s’intensifie. Il faut, bien sûr, au préalable, que se soient développées dans la classe ouvrière les notions d’identité de classe et de solidarité de classe et aussi, dans les moments d’intensité des luttes, ce que Lénine appelait les “lueurs de conscience politique”, qui reflètent la recherche instinctive et confuse d’une issue. Toujours dans “Que Faire?”, Lénine disait: “plus grand est l’élan spontané des masses, plus le mouvement prend d’extension, plus s’affirme la nécessité d’une haute conscience dans le travail théorique, politique et d’organisation de la social-démocratie” (c’est-à-dire du parti communiste). Le fait est que, sans l’intervention d’un parti ayant élaboré un programme et une stratégie pour mener la classe à la victoire, les “lueurs” ne pourront pas s’embraser. Les combats de classe les plus massifs, même s’ils entraînent l’apparition de “lueurs” de conscience, finissent par se mettre à la remorque de certaines forces de la bourgeoisie, si la conscience communiste n’y est pas introduite. En cela, les écrits de Lénine restent d’une actualité incontestables.

L’analyse de Rosa Luxembourg

Se situant dans la perspective prolétarienne, affirmant reconnaître le “besoin” d’un parti communiste, R. Luxembourg remettra en cause le fait que ce parti soit le seul ou même le principal dépositaire de la conscience de classe. Les analyses erronées de R.Luxembourg sur la conscience de classe, de même que sur la crise du capitalisme proviennent de son incapacité à aller au-delà de la simple expérience, de l’empirisme, et à s’élever jusqu’à une analyse scientifique.

R.Luxembourg élabora ses idées à une époque où, de plus en plus, des penchants opportunistes se manifestaient au sein de la social-démocratie allemande et où, par ailleurs, apparaissaient des grèves de masse, plus particulièrement en Russie. Elle salua avec enthousiasme la grève de masse, dans laquelle elle voyait la source de la conscience socialiste et un correctif à l’opportunisme de la social-démocratie. De façon significative, c’est beaucoup plus tard qu’elle exposa la thèse centrale de sa conception, par opposition à la social-démocratie:

D’après eux, éduquer les masses prolétariennes dans l’esprit socialiste, c’était leur faire des conférences, leur distribuer des tracts et des brochures. Non, l’école socialiste des prolétaires n’a pas besoin de cela. C’est l’activité elle-même qui éduque les masses.

Discours sur le Programme

Certes, si l’activité des masses est la base nécessaire, le réservoir indispensable pour l’intervention du propagandiste et de l’agitateur; si elle donne au prolétariat la possibilité de faire siens les slogans et le programme du parti, il est erroné, et même dangereusement erroné de prétendre que la seule activité éduque les masses dans un esprit socialiste. Si l’activité était la source de la conscience socialiste de masse, il y a longtemps que la révolution aurait eu lieu. Croyant que l’activité des masses avait le pouvoir de mener celles-ci à la conscience socialiste, R.Luxembourg fut conduite à penser que le mouvement du prolétariat allemand corrigerait automatiquement les déviations bureaucratiques et opportunistes de la social-démocratie, et donc à négliger le besoin de la lutte de fraction au sein de celle-ci, dans un premier temps, contre elle par la suite. Elle ne parvint jamais à surmonter l’erreur fatale qui apparaissait dans ses écrits dès 1906:

Si à un moment ou à un autre, quelles que soient les circonstances, l’Allemagne devait connaître de grandes luttes politiques, une phase de formidables luttes économiques viendrait à s’ouvrir en même temps... S’ils restaient en marge du mouvement ou tentaient de s’y opposer...les dirigeants des syndicats et des partis seraient balayés par la vague des évènements et les luttes économiques et politiques seraient conduites à leur terme sans eux...

Les résultats de tout cela, c’est que R.Luxembourg fut dans l’erreur chaque fois qu’elle eut à débattre d’une question d’organisation. Ainsi, elle avait tort d’argumenter contre la formation de l’Internationale Communiste; tout comme elle eut tort de s’opposer aussi longtemps à la formation du parti communiste allemand (KPD). Elle avait tort de s’opposer à la rupture d’avec le SPD, en 1914, puis d’avec l’USPD, en 1917. Dès 1904, elle était dans l’erreur lorsqu’elle prit parti pour les mencheviks Plékhanov et Trotsky contre Lénine lors de la scission au sein du POSDR. Elle critiquait alors Lénine en ces termes:

Les erreurs commises par un mouvement ouvrier véritablement révolutionnaire sont historiquement plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur comité central.

Question d’organisation dans la Social-Démocratie Russe

Cela est doublement faux. En premier lieu, il s’agit d’une caricature des idées de Lénine, ainsi que peut s’en rendre compte celui qui se donne la peine de lire ce qu’il a vraiment écrit. D’autre part, c’est une erreur grossière; un bon comité central est plus fécond qu’un authentique mouvement prolétarien qui, d’un jour à l’autre, “par erreur”, se met à la remorque de la bourgeoisie. Nous retrouvons là, à l’état embryonnaire, la célèbre foi de Rosa Luxembourg dans les vertus de la défaite. Les idées spontanéistes de R.Luxembourg sont, en fait, parfaitement compatibles avec une pratique social-démocrate “radicale”, au même titre que les conceptions spontanéistes des “économistes” s'accommodaient de la seule pratique syndicale. C’est pourquoi le spontanéisme n’est pas l’antidote du réformisme, mais son corollaire.

Dans d’autres domaines également, R.Luxembourg resta prisonnière des conceptions social-démocrates. Ainsi, elle attendait la sanction de la majorité plutôt que celle de l’histoire et du rapport de force entre les classes pour entraîner le prolétariat à l’assaut du pouvoir. Elle disait que “sans la volonté consciente et l’action consciente de la majorité du prolétariat, il ne peut y avoir de socialisme”; ou bien encore:

La Ligue Spartacus ne s’emparera jamais du pouvoir, se ce n’est sous la forme de la volonté claire, indubitable de la grande majorité des masses prolétariennes dans toute l’Allemagne.

Programme de la Ligue Spartacus

Mais admettre que l’ensemble ou même la majorité de la classe ouvrière, compte tenu de la domination du capital, peut acquérir une conscience communiste avant la prise du pouvoir et l’instauration de la dictature du prolétariat, c’est tout simplement de l’idéalisme. Dans une telle conception, le parti attend que les masses mûrissent progressivement avant de passer à l’action, il est à la remorque du mouvement plutôt qu’il ne le dirige. Mais leurs conditions d’existence et le poids de l’idéologie bourgeoise font que les travailleurs ne peuvent parvenir au niveau de conscience que voulait R.Luxembourg pour prendre le pouvoir. Une fois de plus, c’est Lénine qui avait raison contre R.Luxembourg lorsqu’il rompit avec le “majoritarisme” social-démocrate, disant que les révolutions ne sont pas une affaire de votes suffisants, mais de rapports de forces. De nos jours, avec les méthodes perfectionnées de domination idéologique et de manipulation politique que la bourgeoisie a en son pouvoir, les conceptions de R.Luxembourg sont une véritable utopie.

Au problème de la conscience, R.Luxembourg apporte une solution magique: celle du fétichisme des formes de lutte qui, d’elles-mêmes, doivent mener automatiquement à la conscience de classe. Dans son idée, la grève de masse est la forme organisationnelle appropriée au développement spontané de la conscience de classe.

De nos jours, alors que la classe ouvrière doit s’éduquer, s’organiser et se diriger d’elle-même au cours de la lutte révolutionnaire...les grèves de masse apparaissent comme un moyen de mobiliser les plus vastes couches du prolétariat...la confrontation ouverte avec la violence armée de l’Etat est un aspect marginal de la révolution actuelle, seulement un moment du processus global de la lutte de masse du prolétariat.

Avec cette conception de l’école de l’expérience comme source de la conscience de classe et de la lutte pour le pouvoir comme un aspect “marginal” de la lutte de masse spontanée, il n’y a rien d’étonnant à ce que R.Luxembourg fut conduite à sous-estimer le rôle du parti. Elle disait, par exemple, que les actions du parti peuvent “accélérer ou retarder” le développement de la conscience de classe, qui est le résultat de “lois de fer historiques”. Pour elle, le parti n’était pas un instrument pour la prise du pouvoir, mais celui à qui le pouvoir échoit comme un fruit mûr, lorsque le prolétariat a mûri de façon autonome:

La victoire de la ligue Spartacus ne se situe pas au début, mais à la fin de la révolution. Elle se confond avec la victoire de la masse innombrable du prolétariat socialiste.

Programme du Parti Communiste d’Allemagne

Mais, ainsi que Lénine le faisait observer, on ne peut attendre que le pouvoir tombe entre nos mains, il faut l’arracher de force. Les conceptions de R.Luxembourg menèrent non pas à la prise d’assaut du Palais d’Hiver, mais tour droit au Landwehr Kanal. R.Luxembourg prétend que la lutte économique de la classe ouvrière se change en lutte politique, et réciproquement. Dans une citation célèbre, très prisée des spontanéistes, elle dit:

En un mot, la lutte économique est l’élément qui conduit perpétuellement le mouvement d’un nœud politique à un autre. La lutte politique est la fécondation périodique du terrain par la lutte économique. Cause et effet permutent à tout instant; et ainsi, l’élément économique et l’élément politique, loin de se distinguer l’un de l’autre ou même de s’exclure, comme le veut le pédantisme schématique, ne constituent, au contraire, que deux faces entremêlées de la lutte de classe prolétarienne en Russie.

Grève générale, parti et syndicat...

Mais, comme il arrive souvent chez R.Luxembourg, la beauté de la prose sert à couvrir la pauvreté de l’argument. Il est tout à fait vrai que les luttes économiques de la classe ou, plus particulièrement, celles qui ont un caractère massif, posent des revendications “politiques” qui montrent que la classe se définit elle-même, crée sa propre identité de classe et met en avant ses intérêts politiques et économiques lorsqu’elle lutte. Mais la conscience à laquelle ces luttes donnent naissance, les revendications politiques formulées spontanément n’ont jamais été et ne seront jamais immédiatement communistes. Les grèves de masse du mouvement chartiste anglais (1839-42) n’étaient pas seulement des grèves économiques, elles posèrent aussi des revendications politiques; de même, les grèves de masse du prolétariat polonais en 1980-81 n’étaient pas seulement économiques, elles donnèrent lieu à des affrontements politiques. Mais, dans un cas comme dans l’autre, les revendications poursuivaient des objectifs politiques bourgeois (reconnus comme progressistes dans le cas des Chartistes, mais réactionnaires dans le cas de la Pologne). Ce que R.Luxembourg oublie dans son panégyrique de la grève de masse en Russie et dans son éloge de la forme de la lutte, c’est le contenu politique de cette lutte. Au départ, le mouvement était empêtré dans les revendications de la démocratie bourgeoise, alors même que les mencheviks (les alliés de R.Luxembourg) étaient à sa tête, renonçant à maintenir l’indépendance politique de la classe. C’est seulement à partir du moment où les bolcheviks furent en position de force à Moscou qu’une partie de la classe rompit politiquement avec la politique bourgeoise et fut conquise à la politique social-démocrate, cherchant à imposer son hégémonie dans la révolution. C’est toute cette dimension qui est escamotée dans les perspectives de R.Luxembourg.