Brésil: l'impasse des politiques "progressistes"

Un million de familles sans-terre vivant dans la misère, tandis qu’un pour cent de grands propriétaires terriens contrôlent 50% de la terre, se voient arracher une réforme agraire promise depuis des lustres; des dizaines de milliers de travailleurs et de travailleuses forcés à descendre dans la rue pour combattre une loi inique s’attaquant aux retraites des employés du secteur public; plus de 7000 sans-abri brutalement expulsés d’un site industriel désaffecté; d’innombrables prolos emprisonnés, d’autres tués pour avoir combattu l’injustice; voilà seulement certaines des nouvelles nous provenant du Brésil depuis quelques mois. Le Brésil, dites-vous? Mais n’est-ce pas là un pays qui a élu un syndicaliste, un soi-disant progressiste à sa présidence à l’automne 2002? Oui camarades, qu’on se le tienne pour dit, la "gauche" est maintenant au pouvoir au Brésil et le capitalisme ne s’en porte que mieux.

Que se passe t’il donc? Il n’y a pas si longtemps, les radicaux de toutes obédiences jubilèrent lorsque Luiz Inacio Lula da Silva, mieux connu sous le nom plus simple de Lula, le candidat du Parti des travailleurs (PT) prit la tête de l’État avec une majorité électorale énorme de 61%. Au Québec, l’Union des forces progressistes (1), la petite chérie de la gauche canadienne et québécoise émit aussitôt une déclaration saluant "cette victoire...qui porte l’immense espoir d’un changement social pour les progressistes du monde entier." Aux États-Unis, la vaste majorité des publications de "gauche" exprimèrent le même espoir. Par exemple, Justice, le journal du groupe trotskiste Socialist Alternative (affilié au Comité pour une Internationale Ouvrière) qui fut légèrement plus critique que la majorité déclara: "L’élection de Lula ouvre une nouvelle espace de croissance pour la gauche brésilienne et est symptomatique d’une radicalisation grandissante à travers l’Amérique latine."

Le même enthousiasme prévalait dans les milieux syndicaux, dans les ONG et chez une importante pluralité des organisations prétendument socialistes ou révolutionnaires à travers le monde. Le PT n’est-il pas la force principale derrière le Forum Social Mondial et ne dirige-t-il pas le Conseil municipal de Porto Allegre qui permet aux gens de participer au processus de décision sur les dépenses générales de la municipalité (2)? La direction du PT n’est-elle pas formée du nec plus ultra des leaders progressistes de la planète? Si Un autre monde est possible, sûrement que ces camarades sont parmi ses guides et ses consciences les plus probes...

En fait, depuis la création du PT il y a plus de 20 ans, la "gauche" mondiale sème l’espoir (et colporte le très vieux mensonge) qu’il peut y avoir une façon humaine et progressiste de gérer le système capitaliste. Il n’y a rien de neuf là dedans. Pour l’essentiel, les mêmes forces sociales réformistes répandent la même illusion mortelle depuis des générations. Avant la Première Guerre mondiale, c’était le réformisme déclaré qui corrompait et étouffait la Deuxième Internationale, résumée dans la formule: "Le mouvement est tout, le but ultime n’est rien", lancée par le théoricien social-démocrate Edouard Bernstein. Après l’échec de la Révolution Russe au début des années 20, ce fut la théorie révisionniste du "socialisme dans un seul pays" qui servit à soutenir les fabrications staliniennes masquant la construction brutale d’une économie capitaliste d’État en URSS. Durant les années 30, ce fut la mobilisation universelle en appui à l’Espagne républicaine. Elle fut suivie bien sûr, par les illusions de l’antifascisme démocratique durant la Deuxième Guerre mondiale et la promesse d’un nouveau monde de justice et de paix, éclairé par les décisions de la Conférence de Yalta, prêché notamment par le stalinien servile Earl Browder (jusqu’à ce que les premières salves de la Guerre Froide amènent son maître Staline à le congédier.) Puis, dans les années 50, ce fut la Yougoslavie de Tito et la Chine de Mao qui titillèrent bon nombre dans les cercles trotskistes et les autres secteurs radicaux. Le jalon suivant sur la liste des illusions tragiques fut l’appui quasi-universel des "forces progressistes" pour toute une série de "luttes de libération nationale", de l’Algérie et Cuba jusqu’au Vietnam et au Cambodge. Toutes ces guerres sanglantes se conclurent par des dictatures de partis et de soi-disant économies mixtes. En bout de compte, le XXème siècle termina son itinéraire cruel avec les attentes déçues d’un nombre toujours plus important de gouvernements et de mouvements dits progressistes: Solidarité en Pologne, des partis sociaux-démocrates ou travaillistes élus alternativement dans de nombreux pays européens et latino-américains, des ministres verts et féministes disposant de mandats importants dans de nombreux gouvernements; et tout ce beau monde appliquant avec la même dévotion que la droite, les mêmes diktats de leur maître: le capital. Le tout, couronné par la farce zapatiste opérant sur les prémisses d’une "révolution négociée." Au moins, lorsque Lénine critiquait les "réformistes armés", ces réformistes-là ne bénéficiaient pas de plus de cent ans de recul par lequel ils pouvaient corriger leurs politiques banqueroutières.

Alors, avec le début de ce nouveau siècle, le temps n’est-il pas venu de dresser le bilan de ce qui a causé tous ces échecs dramatiques par le passé. Malheureusement, ceux et celles qui s’en tiennent à la contestation, aux protest politics, qui espèrent réformer le capitalisme ou qui pensent le gérer plus humainement, ne s’en préoccupe absolument pas. Par exemple, le mouvement "anti" ou altermondialiste mène aussi ses supporteurs dans un cul-de-sac lorsqu’il promeut le commerce "équitable", lorsqu’il se bat pour un protectionnisme nationaliste et lorsqu’il exerce un lobby sur les forums internationaux du capital. La minorité qui prétend construire un mouvement anticapitaliste fondé sur des politiques identitaires plutôt qu’un point de vue de classe ne va guère plus loin que le bris de quelques vitrines ou le simulacre d’une condamnation morale futile, tout en se soumettant de fait (consciemment ou non) à une capitulation opportuniste ouverte au système. "Ceux qui n’apprennent pas de l’Histoire sont condamnés à la répéter. (3)"

Suite à l’éclatement de la plus récente "baloune" réformiste au Brésil, de nouveaux mirages devront être concoctés par la bourgeoisie et ses singes savants de la prétendue "gauche". "Marx a très judicieusement dit que plus grand était le développement de l’antagonisme entre les forces productives croissantes et l’ordre social existant, plus l’idéologie de la classe dominante s’imbibe d’hypocrisie. En outre, plus la réalité dévoile le caractère fallacieux de cette idéologie, plus le langage utilisé par la classe dominante devient sublime et vertueux". (4) Porto Allegre et Mumbai, les ONG, ATTAC, les syndicats et les partis politiques de "gauche" sont les forums et les courroies de transmission de la propagande sublime et vertueuse de la bourgeoisie. Ses mantras sont: citoyenneté, concertation, réalisme économique, solidarité sociale, équité et paix. Aussi longtemps que les leçons de l’histoire ne sont pas assimilées par notre classe, ces chants de sirène mèneront inévitablement de nouvelles générations dans les pièges mortels du réformisme.

Le PT du Brésil est une arnaque. Mais le Brésil pourrait être une des dernières déceptions cruelles causées par les mensonges de la bourgeoisie, si les prolos en viennent à comprendre que des décennies de défaites et de reculs n’auraient pu être possibles sans la complicité active de prétendus révolutionnaires et/ou de réformistes déclarés, colportant le mensonge d’un capitalisme sans exploitation et d’un changement sans révolution. La tâche des révolutionnaires est de dire ce qui doit être dit. Nous avons des ambitions plus élevées que de mener la claque pour toute la panoplie des plus récents rackets réformistes. Nous faisons appel à tous les travailleurs et à toutes les travailleuses qui veulent aider l’humanité à se sortir de l’impasse actuelle, à s’organiser sur la base des leçons historiques exprimées dans le programme révolutionnaire et, ainsi, construire la seule véritable alternative à l’ordre bourgeois. En attendant, tout ce que le capitalisme peut nous offrir est la crise, l’oppression, la dévastation environnementale et la catastrophe perpétuelle des guerres locales sur le chemin qui nous mène à la prochaine guerre mondiale.

Socialisme ou Barbarie. Il n’y a pas d’autre voie!

Le Groupe Internationaliste Ouvrier, mai 2004.

(1) L’UFP est un parti politique constitué de divers groupes trotskistes (notamment, les affiliés du Secrétariat unifié de la IVème Internationale et de la Tendance socialiste internationale), des stalino-brejneviens du Parti "communiste" et de diverses dissidences nostalgiques du PQ. Il est l’équivalent local des Alliances socialistes ayant vu le jour en Australie et au Royaume-Uni. Il espère un "succès" électoral du genre obtenu par le Scottish Socialist Party, ou mieux... le PT du Brésil.

(2) En fait, cette expérience de "démocratie municipale participative" ou celle qui a prétendument eut lieu à Montréal, il y a une quinzaine d’années sous le RCM (célébrée à travers le monde par les intellectuels libertaires (sic) de la tendance Bookchin-Roussopoulos) n’est rien de plus que ce que les révolutionnaires nommaient autrefois le "socialisme d’égout." En réalité, les prolos de Porto Allegre ne décident que d’un petit pourcentage du budget global et n’obtiennent que les miettes que la classe dominante doit leur concéder en vue de maintenir une main d’œuvre fonctionnelle, tout en préservant le contrôle des évènements qui pourraient mettre en cause sa domination.

(3) George Santayana (1863-1952)

(4) Gueorgui Plekhanov (1856-1918), Fundamental Problems of Marxism, notre traduction.