Grève à la SAQ - Autre affrontement de classe, même histoire syndicale

Le 19 novembre 2004, les 3800 travailleurs et travailleuses des quelques 400 succursales de la Société des Alcools du Québec (SAQ), détenteur du monopole de la vente de vins et spiritueux à travers le Québec, déclenchaient la grève. Le Syndicat des employés de magasins et de bureaux de la SAQ (SEMB), misant sur la période des Fêtes afin de créer un rapport de force efficace contre la puissante société d’État québécoise (dont les profits faramineux se chiffrant dans les 500 millions de dollars par année en font une des principales vaches à lait de l’État québécois), ne se doutait certainement pas que le conflit allait s’embourber et s’éterniser. Dans une période où la SAQ réalise une très grande part de ses ventes annuelles, les grévistes comptaient sur la solidarité des québécois et des québécoises pour appuyer leurs revendications et en appelèrent au boycott du géant qu’ils affrontaient. Mauvaise stratégie? Plan bâclé? Le fait est qu’une très faible solidarité, doublée d’un fond de grève plus qu’insuffisant, allait engager les syndiqués dans une bataille beaucoup plus ardue que prévue. C’est ainsi que le 8 février dernier, complètement écoeurés par la tournure des évènements, 2200 des 3800 travailleuses et travailleurs de la SAQ votèrent le retour au travail dans une proportion de 76%, sur la base d’une offre patronale qui n’avait pas progressée sur le fond*.*

Rappel des évènements

Depuis le mois de janvier 2004, la plupart des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic sont échues. En ce qui concerne la SAQ, le contrat de travail avait expiré le 31 décembre 2002, mais les premières négociations débutèrent en décembre 2003. À l’été 2004, constatant que rien n’avançait, l’assemblée générale du SEMB vote un mandat de grève dans une proportion de 86.6%.

Des moyens de pression sporadiques sont alors engagés afin de faire fléchir la partie patronale, mais la SAQ demeure intraitable malgré une première grève générale de 96 heures. C’est à ce moment, soit le 10 novembre, que Lucien Bouchard, l’ancien Premier ministre péquiste - dont les politiques réactionnaires sont bien connues - est mandaté comme principal négociateur et porte-parole de la partie patronale. Espérant probablement quelques cadeaux prématurés en vue de Noël de la part de ce "gentleman", le comité de négociation du SEMB l’accueille positivement! À quoi s’attendait-il donc de la part de cet ancien ministre du Parti Conservateur fédéral sous le gouvernement Mulroney? Qu’est-ce que le père du Déficit Zéro de 1996, et ses deux milliards de coupures dans la Santé et l’Éducation, pouvait bien apporter de bon? Pouvait-on faire confiance au négociateur patronal qui, lors de la lutte du secteur public de 1981-82, avait extorqué 20% de coupures salariales aux travailleurs et aux travailleuses de l’époque. Bien sûr que non! De toute façon, Bouchard se porte malade quelques jours plus tard, et la SAQ décide le 18 novembre de suspendre les négociations jusqu’à ce que le malade (imaginaire?) revienne de son congé de maladie, malgré l’insistance du SEMB de poursuivre les pourparlers en compagnie de l’adjoint de Bouchard, Me Touchette. Bref, ça commence à sentir le niaisage dans le camp patronal. En conséquence, le 19 novembre, le Conseil général décide majoritairement de débrayer en recourant à la grève générale illimitée.

Les principaux enjeux de la grève

Un des points fondamentaux autour duquel s’articule le conflit est la fameuse conciliation travail-famille, une revendication qui fut très mal comprise par l’ensemble de la population québécoise, qui crût en grande partie que la lutte avait pour unique objet les salaires. C’est que, depuis l’échéance de la convention collective, les emplois de bureaux ont été réduits de près du tiers, et les postes réguliers qui représentent la minorité des postes à la SAQ - mais qui sont les seuls à permettre une conciliation travail-famille - sont menacés d’être coupés en partie. L’enjeu est de taille, car la plupart des salariés de la société d’État se trouvent sur appel et sont aux prises autant avec la flexibilité qu’avec la précarité d’emploi. De plus, il faut près de huit ans, en moyenne, pour qu’un employé à temps partiel puisse obtenir le statut d’employé régulier avec les "avantages" que celui-ci confère. De plus, la menace de réduction des postes réguliers est vue par les prolos comme une intention de la SAQ de précariser l’emploi encore davantage.

L’affectation des employés à temps partiel se retrouve aussi au centre des négociations car elle permet de faire respecter la qualité des horaires des travailleuses et des travailleurs à temps partiel en fonction de leur ancienneté et selon leur disponibilité; mais la SAQ veut revoir cette politique de travail en y apportant quelques modifications. Ceci aurait pour effet de réduire les heures de travail des employés à temps partiels ayant plus d’ancienneté au profit d’employés moins anciens et moins bien payés.

Ajoutez-y aussi le rejet de la "clause sur la sous-traitance" par l’employeur, une clause limitant le recours à la privatisation qui affecte actuellement la société d’État par son réseau d’agences dépositaires des produits de la SAQ, qu’on voit s’étendre de plus en plus dans les petits commerces en région, et on se retrouve avec un affrontement classique "sauce syndicale".

Les limites du boycott

Dans la lutte opposant la SAQ et le SEMB, le syndicat a misé sur le boycott par les consommateurs des succursales encore ouvertes pour faire fléchir la société d’État. Estimant là qu’ils avaient probablement un avantage considérable sur leur employeur - vu la période des Fêtes et le profit énorme qui s’y génère - c’est enfermés dans cette stratégie que les salariés ont dressé des lignes de piquetage. Cette approche a rapidement fait la preuve de ses limites. Face au rouleau compresseur des attaques anti-ouvrières de l’État québécois, le syndicat n’a même pas daigné envisager une lutte commune avec les travailleurs et les travailleuses des entrepôts de la SAQ qui étaient pourtant alors aussi en fin de contrat. Ultra-corporatiste et sectaire, il n’a pas davantage considéré de s’engager dans une lutte unitaire contre l’État avec les autres composantes du secteur public et parapublic. Cet "isolement splendide" et corporatiste sera salué à tort par la majorité des gauchistes comme un signe de combativité qu’il fallait louer et promouvoir. Le résultat fut probant et prévisible. L’État s’est montré ferme. Le syndicat qui voulait gagner seul grâce à un appui large, c’est retrouvé seul et largement sans appui. Même des figures connues de la gauche "altermondialiste" ont franchi les lignes de piquetage des grévistes de plus en plus démobilisés.

L’échec de la lutte contre la SAQ

Depuis 1975, le SEMB n’avait plus aucune affiliation avec une centrale syndicale. Il était indépendant. En tant que syndicat "de boutique", le SEMB ne disposait que d’un fond de grève extrêmement limité (malgré les fanfaronnades mensongères de son président, Martin Charron). À la fin décembre, après moins de deux mois de conflit, le soi-disant "fond de grève en or" était quasiment épuisé. Dans la mesure où le conflit perdurait au-delà des prévisions syndicales, et puisqu’il n’avait jamais été question d’étendre la grève à leurs camarades des entrepôts, et encore moins aux autres travailleurs des secteurs public et parapublic, la question de l’approvisionnement et du soutien financier aux grévistes est devenue capitale. Et c’est dans ce contexte que le 16 janvier, l’exécutif du SEMB dû avoir recours à la CSN (1) et à son aide financière (sous la forme d’un prêt consenti de quelques millions de dollars).

C’est donc en tant que membre de la "puissante" CSN que les 3800 salariés de la SAQ, résignés, ont finalement accepté l’offre patronale et sont retournés au travail, pour l’essentiel bredouille, à peine 22 jours plus tard. Aucun gain n’a réellement eu lieu, malgré ces trois mois de "vacances" forcées et non rémunérées qu’ils ont dû prendre pour appuyer leurs revendications. Leur contrat de travail s’échelonne maintenant sur six ans! Et cela, sans compter les congédiements ou les suspensions dont ont été victimes quelques travailleurs et travailleuses suite à des actes de "vandalisme" perpétrés contre les succursales de la SAQ (la plupart du temps, de légers graffitis) ... La "bataille exemplaire sur des enjeux modernes tels la précarité d’emploi et la conciliation travail-famille", selon Claudette Carbonneau, la présidente de la CSN, fut comme un coup d’épée dans l’eau; il n’y a eu pratiquement que des reculs. Mais à quoi pouvait-on s’attendre de plus de la stratégie syndicale du SEMB-CSN?

Le cloisonnement syndical

En conclusion, le SEMB n’a jamais démontré la volonté d’étendre sa lutte à l’ensemble des secteurs public et parapublic même si ceux-ci étaient tout autant en attente de renouvellement de leurs conventions collectives respectives, et même si l’idée avait été soulevée moins d’un an auparavant par la menace d’une grève générale de la part de toutes les grandes centrales syndicales. Cette lutte unitaire a plutôt été escamotée au profit d’une guerre de maraudage fratricide d’une ampleur jamais égalée, en vue du contrôle des immenses contingents de syndiqués et de leur base cotisante.

L’isolement et le manque de solidarité que les employés de la SAQ ont dû subir lors du conflit est le fruit de dizaines d’années de corporatisme syndical, où toutes les luttes sont individualisées, compartimentées, et repliées sur elles-mêmes. Ce cloisonnement des luttes a entre-autre pour effet d’anéantir la solidarité lorsque chaque syndicat, tour à tour, entreprend des moyens de pression qui peuvent paralyser une partie de l’appareil sociale (arrêt des transports, fermeture de commerces populaires fréquentés par la population, services paralysés, etc.). C’est le vaudeville syndicaliste de la spécialisation, de la fragmentation, et du jeu de la négociation, où la capacité de mener des vraies luttes est occultée par cet esprit de clocher parodique dans chaque conflit.

Que ce soit la bataille perdue des employés de Vidéotron (4) dernièrement, où la défaite à la Noranda plus récemment, les syndicats ne font qu’entretenir l’illusion d’avancées sociales, lorsqu’en réalité il est plus souvent qu’autrement question de recul. Lorsque certains groupes gauchistes ont étiqueté le SEMB de syndicaliste "de combat", à quoi pensaient-ils? Est-ce que la sémantique à quelque chose à voir avec la pratique constatée? Le fait est que les syndicats ne sont plus les organes défensifs qu’ils étaient originellement et sont devenus partie prenante de l’appareil de planification de l’État. Ils ne représentent donc, d’abord et avant tout, que les intérêts de la bourgeoisie au détriment du prolétariat. C’est donc en dehors de ces organisations professionnelles qui, de façon cybernétique (organique), engendrent la bureaucratie, que doivent se multiplier nos grèves, en acquérant tous ensemble une conscience plus collective de la lutte, au-delà des cartes de métier, sans professionnels de la négociation, refusant la codification des conditions de notre exploitation et toute autre forme d’enferment sectoriel ou nationale. Les syndicats ne peuvent que détourner le prolétariat de ses intérêts propres, c’est à dire la lutte pour l’anéantissement de la classe qui nous exploite, et la construction de cette société sans classe ni État que représente le communisme.

Windigo

(1) Même ce ralliement à la CSN a été l'occasion d'un spectacle affligeant de maraudage syndical et ce, en plein conflit! En effet, le syndicat n'a jamais laissé le SCFP s'adresser directement à ses membres comme elle l'a fait pour la CSN. Le résultat en a été une foire d'empoigne télévisée entre les centrales.

(2) Lors de ce conflit, il est utile de mentionner que le syndicat encartait autant les grévistes que les scabs qui les remplaçaient.