1921: Kronstadt, début de la contre-révolution?

Nous voyons aujourd’hui, chose tragique, une révolution sociale contenue - par la suite de l’inertie des peuples de l’Europe en présence d’une réaction intelligente et bien armée - dans des frontières nationales où elle étouffe et réduite à temporiser avec l’ennemi, extérieur et intérieur. Nous avons vu se commettre bien des fautes, se révéler des erreurs, s’attester des vérités précieuses au point de vue libertaire.

C’est ce qu’écrivait Victor Serge en juin 1921 dans la préface de son essai Les Anarchistes et l’Expérience de la Révolution Russe. Cet essai (1) se voulait un appel aux anarchistes pour qu’ils reconnaissent ce qu’il y avait de prolétarien et de positif dans la Révolution d’Octobre. Bien qu’il fût écrit avant le soulèvement de Kronstadt contre les bolcheviques en mars 1921, Serge ne fait aucune allusion à cette tragédie dans son introduction écrite quelques mois plus tard. En fait, il affirme que ses conclusions sont "encore plus exactes qu’elles ne l’étaient voilà un an". Ce que cet exergue met en évidence est le fait que l’isolement de la "révolution sociale", à un seul territoire, était à présent en train de devenir une charge insoutenable. Non seulement Kronstadt a projeté “un éclair qui a illuminé la réalité” comme l’a dit Lénine, mais les évènements entourant le Dixième Congrès du Parti (adoption de la NEP, interdiction des fractions), l’échec de l’Action de Mars en Allemagne, et l’adoption de fait d’une politique de Front Uni au Troisième Congrès du Komintern, ont fait de 1921 une année particulièrement déterminante en ce qui a trait à la dégénérescence des Révolutions russe et internationale. Cet article vise à comprendre la signification de ce déclin, quatre-vingts ans après les évènements.

 

Il y a cent trente-cinq ans, en 1871, la Commune de Paris nous fournissait un aperçu de ce que la classe ouvrière pouvait accomplir, et la façon dont elle pouvait diriger la société à ses propres fins. Après 74 jours, cependant, la Commune fut écrasée par le gouvernement bourgeois de Thiers soutenu par le pouvoir international de la classe capitaliste. Confinée à une seule ville, elle fut isolée et défaite, alors que 20,000 ouvriers parisiens furent massacrés de sang-froid en l’espace d’une seule semaine de mai 1871. En représailles, les communards fusillèrent leurs otages bourgeois. Le nombre de victimes de la Commune, dans la classe dirigeante, se limita à 84. Comme c’est toujours le cas, la terreur blanche de la classe dirigeante excède de beaucoup - en nombre et en horreur - la terreur rouge de la classe ouvrière. Ainsi que Marx l’observa, le problème de la Commune se résuma à son isolement dans une seule ville. Quant au prolétariat russe, le problème fut qu’il se trouvait isolé dans un seul pays.

 

La Révolution russe d’Octobre 1917 demeure l’unique occasion dans l’histoire où un contingent de prolétaires réussit effectivement à renverser le pouvoir d’un État capitaliste sur un territoire tout entier. C’est pour cette raison que nous continuons à l’étudier et à chercher à la comprendre. La question fondamentale est d’expliquer comment une révolution qui s’enclencha d’abord en offrant la plus large perspective de libération à la classe ouvrière - et donc à l’humanité tout entière - a pu se transformer dès avant 1928 en une des plus importantes tyrannies du vingtième siècle. En revenant sur les évènements qui ont eu lieu il y a plus de quatre-vingts ans, nous pouvons constater grâce au recul que 1921 fut un tournant des plus déterminant en ce qui a trait à la défaite de la révolution. À l’époque cependant, les choses n’apparurent pas ainsi à plusieurs de ses protagonistes. Ils purent toutefois constater le fait que 1921 était une année de crise. Plus d’un million de morts causées par la famine, et plus encore par le typhus et d’autres maladies; le déclenchement de grèves contre le Conseil des Commissaires du Peuple (Sovnarkom) et la révolte de Kronstadt révélaient la sévérité de la situation. Et pour ajouter aux malheurs, non seulement la révolution internationale n’avait pas eu lieu comme les leaders bolcheviques l’attendaient, mais elle subissait un véritable coup de massue suite à la défaite de l’Action de mars en Allemagne.

 

Notre tâche ici n’est pas simplement de faire la chronique des évènements, mais d’expliquer ce qu’ils signifient pour nous aujourd’hui. Nous sommes conscients qu’il n’y aura pas à nouveau de révolution comme celle qu’expérimenta la Russie. Nous n’optons pas non plus pour "la condescendance du présent" telle qu’E.P. Thompson la définit. Tout révolutionnaire cherchant servilement à répéter les évènements qui se sont déroulés en Russie ne mérite pas autre chose que la dérision (comme c’est le cas des trotskistes qui considèrent la question de la direction comme un simple positionnement des bonnes personnes aux endroits stratégiques). Nous devons éviter le piège dans lequel tombent tant de soi-disant marxistes et révolutionnaires, et qui consiste à voir le passé comme le simple prototype du futur. Cependant, ce n’est qu’en apprenant des évènements qui se sont réellement passés que nous pourrons effectivement nous armer pour les combats du futur. Et le premier pas dans ce processus d’apprentissage est de débattre de la signification du passé.

 

1918-1921

 

On peut déjà entendre certains “marxistes libertaires” (2) et des anarchistes rugir que la révolution était perdue bien avant 1921. Nous ne nions pas que le pouvoir soviétique dans le territoire de la République fédérative socialiste soviétique russe (le nom d’URSS ne fut adopté qu’en 1923) était déjà une coquille vide à la fin de 1920 (malgré le fait qu’il y restait des zones saines en 1919). (3) Pas plus que nous ne nions les excès de la Tcheka durant la guerre civile au cours de laquelle elle devint un État dans l’État. Mais la terreur rouge est née de la guerre civile. En novembre 1917, les bolcheviks libéraient les généraux tsaristes lorsque ceux-ci promettaient de ne pas prendre les armes contre eux. Quelques mois plus tard, non seulement ces généraux guidaient les invasions en Russie, armées par l’impérialisme anglais et français, mais crucifiaient de plus - au sens littéral - tout ouvrier suspect de sympathie bolchevique. Bien que chacune des deux fractions ait employé la terreur dans cette guerre de classe, celle-ci ne fut pas du tout employée à la même échelle. En témoigne le compte-rendu du commandant des États-Unis en Sibérie, le général William S. Graves qui relata:

 

Je me situe bien au-delà de la certitude lorsque j’affirme que les anti-bolcheviks ont tué cent personnes, en Sibérie Orientale, pour chacune de celle tuée par les bolcheviks. (4)

 

Nous n’affirmons pas davantage que la Révolution ait aboli les rapports de production capitalistes, dans la mesure où il y eut un effondrement absolu de la production économique dès que les bolcheviks prirent le pouvoir. Puisqu’au moins 60% de l’industrie était consacrée à la production de l’attirail de guerre, dès lors la paix signifiait le chômage. Comme l’observa Edward Acton :

 

Après Octobre, le pays souffrit d’une crise économique meurtrière dont l’ampleur était comparable à une Peste Noire moderne... La capitale perdit au moins un million d’habitants dans les six mois qui suivirent Octobre, alors que les ouvriers la fuyaient en quête de pain. (5)

Même les ouvriers possédant un travail devaient passer une part considérable de leur temps à chercher de la nourriture, et la démoralisation était accentuée par un absentéisme de masse. À ce moment, les tentatives des bolcheviks dans les comités d’usine d’augmenter la discipline au travail ne menèrent finalement qu’à l’élection de nouveaux délégués plus compréhensifs envers les revendications ouvrières. Cependant, graduellement, ces comités d’usine finirent par se sentir plus soucieux à l’égard de la discipline au travail, et du rendement. Selon la démonologie des anarchistes/libertaires, évidemment, tout ceci était le fait des bolcheviks qui avaient supprimé l’initiative des ouvriers dans les comités d’usine. Mais cette thèse est beaucoup trop simpliste, comme S. Smith le démontre dans Red Petrograd:

 

(...) on ne peut voir là le triomphe des bolcheviks sur les comités d’usine. Dès l’origine, les comités avaient pour but tout à la fois de maintenir le niveau de production et de démocratiser la vie de l’usine, mais la situation de l’industrie était telle que les deux objectifs finirent par entrer en conflits l’un avec l’autre.

p 250-251

La guerre civile apporta d’autres préjudices à la révolution. En 1917, le Parti bolchevik était un parti à dominante prolétarienne. En 1920, ces ouvriers étaient devenus des fonctionnaires dans l’Armée Rouge, la Tcheka, ou la bureaucratie. En 1922, plus des deux tiers des membres du parti étaient devenus des administrateurs de toutes sortes. En même temps, la lutte contre l’invasion impérialiste et les Blancs avait conduit à resserrer les rangs. Les discussions à l’intérieur du parti périclitèrent et les postes élus à combler furent de plus en plus assignés par les secrétaires locaux du parti qui nommaient simplement des délégués à de plus hautes fonctions. Le centralisme démocratique à l’intérieur du parti (dans lequel la base est appelée à élire ses organes supérieurs) s’était écroulé. Il n’y avait plus dès lors que le centralisme. Il ne manquait plus qu’un Staline comme Secrétaire du Parti, responsable de ces secrétaires locaux, pour concentrer entre ses mains les leviers du pouvoir. Mais cela n’arriva qu’un peu plus tard. Quand Serge revint à Petrograd en janvier 1919, après avoir été déporté de la France, il relata:

 

Nous entrions dans un monde mortellement glacé. (...) Nous reçûmes dans un centre d’accueil de minimes rations de pain noir et de poisson sec. Jamais encore nul d’entre nous n’avait connu de si misérable nourriture. Des jeunes femmes en bandeau rouge et des jeunes agitateurs à lunettes nous résumaient l’état des choses : ‘famine, typhus, contre-révolution partout. Mais la révolution mondiale va nous sauver. (6)

 

Et c’était cette croyance en la révolution mondiale qui alimentait l’espoir de la classe ouvrière russe, même au début de 1921, quand elle avait tant souffert, et souffrait toujours autant. Les jeunes hôtes de Serge lui demandaient “qu’attend le prolétariat français”, mais la plus grande partie des bolcheviks portait leurs espoirs sur le prolétariat allemand.

 

La Troisième Internationale (Communiste)

 

Le programme bolchevik tout entier ne peut être compris sans référence à son caractère international. L’opposition intransigeante face à la guerre impérialiste, en 1914, différencie le Parti bolchevik comme le seul de tous les grands partis européens à s’opposer à la guerre avec des mots d’ordre révolutionnaires. (7) Ce sont les bolcheviks qui opérèrent la scission face à la majorité socialiste centriste et pacifiste aux conférences de Zimmerwald et Kienthal. Et quand les bolcheviques prirent le pouvoir en Russie, ils éprouvèrent exactement la même impression que Rosa Luxembourg pour qui "la question du socialisme a été posée en Russie. Elle ne peut pas être résolue en Russie".

 

Au troisième Congrès des Soviets, en janvier 1918, Lénine affirma:

La victoire finale du socialisme dans un seul pays est bien entendu impossible. Notre contingent d’ouvriers et paysans qui soutient le pouvoir soviétique n’est qu’un des contingents de la grande armée mondiale. (8)

 

Puis en mars, au moment de la ratification du traité de Brest-Litovsk, il répéta:

C’est la vérité absolue que sans une révolution allemande nous sommes perdus. (9)

 

Dans ses Thèses d’avril de 1917, Lénine invoquait la nécessité d’une nouvelle internationale pour remplacer la Deuxième qui était passée dans le camp impérialiste en août 1914. La guerre elle-même commençait à fournir la base matérielle de cette internationale alors que des ouvriers et d’anciens sociaux-démocrates intensifièrent la résistance à leurs propres gouvernements. C’est d’ailleurs ainsi que la fin de la Première Guerre mondiale a été accélérée grâce aux grèves de Vienne, d’Hambourg, de Brème, et d’un peu partout en Allemagne. Quand les nouvelles de l’insurrection de Vienne parvinrent à Moscou, Radek - un des leaders bolcheviks - décrivit les manifestations spontanées devant le Kremlin de la façon suivante:

 

Je n’ai jamais rien vu de semblable. Ouvriers, hommes, femmes, et soldats de l’Armée Rouge marchèrent jusqu’à tard dans la nuit. La Révolution mondiale était arrivée. Les masses populaires écoutaient ses pas d’acier. Notre isolement venait de se terminer. (10)

 

C’était un peu prématuré. Même si beaucoup d’ouvriers et d’anciens soldats, provenant d’un peu partout en Europe, étaient de plus en plus favorables à l’idée des soviets, cela n’avait pas encore pris la forme concrète de nouveaux partis communistes dans la plupart de ces pays. Même en Allemagne, les révolutionnaires avaient échoué à se distinguer clairement des socialistes sociaux chauvins. Bien que Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht avaient constitué la Ligue Spartakus, ils demeuraient toujours à l’intérieur de l’USPD centriste (comptant dans ses rangs Kautsky et Bernstein) par peur de s’isoler des masses de la classe prolétarienne. Cela ne faisait qu’entretenir la confusion parmi les ouvriers, et isoler les spartakistes face à des groupes plus petits - mais politiquement plus clairs - comme la Gauche de Brème et les Communistes Internationaux (IKD). Qui plus est, puisque les sociaux-démocrates ne s’opposaient pas ouvertement aux soviets, mais s’activaient en coulisse à les détruire, les spartakistes n’étaient donc pas considérés comme les uniques défenseurs des conseils ouvriers (comme ce fut le cas des bolcheviks en Russie). Pour reprendre la citation de Victor Serge au début de ce texte, le raffinement de la bourgeoisie d’Europe Occidentale - qui avait rallié les pseudos socialistes à sa défense - fut un facteur déterminant pour empêcher l’expansion de la Révolution en Allemagne et au-delà de ses frontières.

 

La nouvelle en janvier 1919 de la reconstitution de la Deuxième Internationale, amena les bolcheviks à tâter le terrain autour de la formation d’une nouvelle internationale qui devait se réunir à Berlin. Avant même qu’elle ne puisse se réunir, Liebknecht avait précipité l’insurrection spartakiste, laquelle fut écrasée par la social-démocratie qui s’était alliée aux corps francs proto fascistes. Dans les représailles qui suivirent, des centaines d’ouvriers furent abattus de sang-froid, puis Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht furent brutalement assassinés. La première réunion de l’Internationale fut ainsi déplacée à Moscou. Ce déplacement ne devait être que temporaire en attendant l’éclatement de la révolution en occident. Par ailleurs, ce fut le premier pas vers le processus d’enchevêtrement du destin de la révolution russe et de l’Internationale. Et puisque le parti russe dominait physiquement et idéologiquement l’Internationale, celle-ci devint rapidement un organe de défense du pouvoir soviétique en Russie, quels que soient les problèmes qu’il confrontait. En l’occurrence, le premier congrès de l’Internationale Communiste ne fit guère plus que de déclarer sa propre existence. Les cinquante délégués qui se réunirent à Moscou n’avaient pas tous des mandats formels, un facteur qui ne fit qu’accroître l’hégémonie bolchevik dans le nouvel organe. Ce n’était pas tout à fait ainsi que Lénine percevait tout cela lorsqu’il écrivit dans l’Internationale Communiste que:

 

La nouvelle Troisième Association Internationale des Travailleurs a déjà commencé à se confondre dans une certaine mesure avec l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. (11)

 

Par cela, il voulait dire que le processus de développement de la révolution mondiale serait aussi accompagné par la progression du socialisme en Russie. Hélas, pour le prolétariat, le processus s’orienta plutôt dans la direction opposée. La contre-révolution croissante en URSS allait aussi anéantir les objectifs révolutionnaires de la Troisième Internationale.

 

Cependant, ceci ne pouvait être clairement perçu en 1919 lorsque la révolution mondiale et la contre-révolution capitaliste étaient engagées dans un combat mortel; et l’existence (aussi faible fut-elle) de la Troisième Internationale représentait la bannière sous laquelle les ouvriers de tous les pays pouvaient se rallier. Tôt dans cette année, la révolution éclatait en Bavière et en Hongrie où des Républiques soviétiques furent proclamées. Les forces de l’Entente (Grande-Bretagne, France et USA) durent faire face en Russie à des mutineries dans leurs propres rangs. Lloyd Georges, Premier Ministre britannique, annonça que l’intervention britannique était non seulement terminée, mais que les révoltes sur le Clyde et au sud du Pays de Galles alarmaient l’État au pays:

 

(...) si l’on entreprenait une opération militaire contre les bolcheviks, l’Angleterre deviendrait bolchevique et il se créerait un soviet à Londres. (12)

 

Lénine faisait mention du mois de juillet 1919 comme "notre dernier mois de juillet difficile" parce qu’avant un an surviendrait la victoire de la “République soviétique internationale”. Toutefois, l’atmosphère turbulente qui menaçait le capitalisme ne dura pas longtemps. À la fin du mois de mai, la République soviétique bavaroise, tout aussi isolée en Allemagne, allait s’effondrer. Elle fut suivie en août par la République soviétique hongroise qui succomba à cause de disputes internes et parce que l’armée roumaine, appuyée par les Alliés, l’envahissait. À l’automne, la menace Blanche en Russie atteindra son point culminant. Youdenitch était aux portes de Petrograd, Koltchak arrivait de Sibérie, et Denikine d’Ukraine. En octobre et novembre:

 

La vie du régime sembla tenir à un fil. (13)

Comme si cela ne suffisait pas, le jeune Parti communiste allemand, qui avait perdu ses meilleurs leaders dans les tentatives insurrectionnelles de janvier à mars 1919, se scinda à l’initiative de Paul Lévi au congrès d’Heidelberg, en octobre 1919. Par très peu de voix, le parti avait adopté des tactiques pour utiliser le parlement et les syndicats en place comme moyens d’accroître son influence. Peu satisfait de cette victoire, Lévi proposa (malgré la recommandation des bolcheviks) l’expulsion de tous ceux qui avaient voté contre la majorité. L’aile gauche qui constituait la moitié du parti, et contrôlait les sections dans le nord de l’Allemagne (y compris Berlin), se retira pour former le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD). Des problèmes identiques surgirent dans d’autres pays sous diverses formes. Lénine tenta de gagner à la Troisième Internationale tous ceux qui refusaient le réformisme social-démocrate, y compris les anarcho-syndicalistes. À ce moment, il déclara aussi aux groupes britanniques - qui débattaient pour former un parti - qu’il était lui-même favorable à l’utilisation des syndicats et de la tactique parlementaire, mais qu’il ne condamnait pas ceux qui adoptaient d’autres tactiques.

Vers la fin de 1920, la guerre civile avait été gagnée mais la Russie demeurait isolée, et le prix de sa victoire fut, comme on l’a remarqué au début de cet article, presque pyrrhique. La production industrielle n’était plus que le cinquième de celle de 1913, et la production agricole avait chuté de moitié. L’économiste bolchevik, L. Kritsman, a décrit la situation comme un effondrement économique "sans équivalent dans l’histoire de l’humanité". (14) La politique d’envoi de détachements militaires dans les campagnes durant la guerre civile, afin de réquisitionner des céréales par la force, avait provoqué 113 révoltes paysannes (50,000 paysans suivirent l’ancien socialiste-révolutionnaire Antonov, seulement dans la région de Tambov). Les bolcheviks réussirent à conserver le pouvoir d’État, mais comme l’a reconnu plus tard Boukharine (et d’autres dirigeants bolcheviks, parmi lesquels Lénine) en 1921, ils avaient conservé le pouvoir d’État mais, dans le processus, ils avaient perdu le prolétariat. Pour Lénine, ce fait matériel fut la raison la plus importante à la base de la révolte de Kronstadt en mars 1921.

 

Les grèves de Petrograd et Kronstadt

 

Il n’y a aucun nom qui ne soulève plus d’émotion dans l’histoire de la révolution russe que celui de Kronstadt. Il constitue le test décisif pour comprendre comment la révolution a glissé vers la défaite. Pour la majorité des trotskistes ou des staliniens, Kronstadt représente soit un complot de la réaction blanche qui tirait parti des terribles conditions de vie à la fin de la guerre pour fomenter une révolte contre le prolétariat, soit (selon la version du SWP britannique) (15) une révolte de la petite bourgeoisie parce qu’à ce moment les marins de Kronstadt étaient tous devenus des paysans. Pour les anarchistes, elle fut la vraie troisième révolution contre la dictature bolchevique; et pour les historiens de la classe capitaliste, ce fut un épisode allègre servant à démontrer que toute alternative à leur système se termine en bain de sang. E. H. Carr consacre seulement deux lignes à la révolte de Kronstadt dans le volume 1 de La Révolution Bolchevique. Cela souligne que son livre est une histoire de l’État soviétique et non celle du prolétariat révolutionnaire. Pour les révolutionnaires aujourd’hui, l’affaire ne peut être aussi facilement escamotée puisqu’elle éclaire nos réponses aux questions posées par la dernière expérience révolutionnaire.

 

En 1921, le pouvoir soviétique était devenu une coquille vide. Les élections aux soviets se déroulaient sous l’œil attentif de la Tcheka. Parallèlement, des gardes armés patrouillaient les usines tandis que le taylorisme et la direction unilatérale étaient imposés à la classe ouvrière la plus révolutionnaire de l’histoire. Les ouvriers pouvaient accepter cela dans la mesure où la guerre civile contre les Blancs provoquait une situation exceptionnelle. Ils avaient aussi accepté de renoncer à l’élection des officiers dans les forces armées lorsque Trotski y avait introduit des membres de l’ancienne classe des officiers pour vaincre les Blancs. Néanmoins, durant la période qui s’écoula jusqu’au moment où le dernier général Blanc fut expulsé de Russie, en décembre 1920, divers signes laissaient déjà présager que ce régime d’exception allait perdurer. Les réquisitions de céréales continuèrent. Trotski annonçait même que les méthodes de l’Armée Rouge devraient être imposées à tous les travailleurs (le débat sur la militarisation des syndicats); et il n’y eut pas de nouvelles élections aux soviets. Partout, le discours se réduisait à une “discipline de fer” et à davantage de dictature. Il n’est pas étonnant que le parti fût à présent de plus en plus un parti de fonctionnaires plutôt que d’ouvriers et était en proie à la bureaucratisation. Cette bureaucratisation, à son tour, amena l’émergence d’une opposition provenant de groupes prolétariens à l’intérieur du parti bolchevik: des groupes comme les Centralistes Démocratiques, dirigés par Ossinski et Sapronov, l’Opposition Ouvrière dirigée par Chlyapnikov et Alexandra Kollontaï, et le Groupe Ouvrier de Miasnikov. Ces oppositions, indépendamment de leurs faiblesses et leurs erreurs, voulaient un retour aux principes révolutionnaires de 1917. Pas étonnant que Lénine écrive en 1921:

 

Nous devons avoir le courage de regarder en face la dure réalité. Le parti est malade, le parti a la fièvre. Et, à moins qu’il n’arrive à surmonter sa maladie rapidement et radicalement, une rupture se produira qui aura des conséquences fatales pour la révolution. (16)

Toutefois, avant que le débat ne puisse avoir lieu au cours du Dixième Congrès du Parti communiste de Russie, en mars, les ouvriers de Petrograd et Moscou se mirent en grève. À Petrograd, les grèves étaient massives et exigeaient la liberté de presse, la libération des prisonniers politiques, et le retour à la démocratie dans l’État. Certains demandaient l’ouverture de marchés locaux d’alimentation pour contrer les pénuries croissantes (qui allaient éventuellement se transformer en famine lors de l’année 1921). Les contre-révolutionnaires essayaient eux aussi de tirer parti de la situation en revendiquant le retour de l’Assemblée Constituante. La réaction des bolcheviks en fut une de panique. Des troupes furent envoyées pour briser les grèves et arrêter les leaders. La Tcheka prétendait fallacieusement que le mouvement était dominé par des éléments paysans (puisque le noyau dur du prolétariat se situait exclusivement à Petrograd à ce moment). Le facteur décisif dans l’arrêt des grèves fut l’arrivée de nouveaux ravitaillements de pain puisque c’était l’annonce de nouvelles baisses dans ces rations qui avait été l’élément déclencheur en premier lieu.

 

La révolte de Kronstadt, qui éclata dans la base navale, était une réponse directe aux grèves de Petrograd et à la répression qui suivit. Le 28 février, une délégation de Petrograd fit un rapport de la situation et le programme des marins du navire Petropavlovsk fut adopté. Il exigeait de nouvelles élections aux soviets et la liberté pour tous les socialistes et anarchistes. On peut observer que le programme ne mentionnait aucunement la liberté pour la bourgeoisie, et les marins rejetèrent aussi sans réserve la proposition réactionnaire de re-convoquer l’Assemblée Constituante. Sur le plan économique, le programme revendiquait des rations plus équitables, une production artisanale limitée, et la possibilité pour les paysans de produire librement du moment qu’ils ne recouraient pas au travail salarié. C’était, en fait, beaucoup moins “capitaliste” que la Nouvelle Politique Économique (NEP) de Lénine, qu’il avait déjà commencé à suggérer avant même que la révolte n’éclate.

 

Kalinine, qui devint plus tard le président stalinien de l’URSS, fut envoyé à Kronstadt où il s’en tint à dénoncer les marins (qui n’était pas encore ouvertement en révolte). La riposte fut la production du journal Izvestia de Kronstadt (Nouvelles de Kronstadt) qui déclara:

 

Le Parti Communiste, maître de l’État, s’est détaché des masses. Il s’est démontré incapable de tirer le pays du chaos. Les incidents innombrables qui ont eu lieu à Petrograd et Moscou mettent en lumière le fait que le parti a perdu la confiance des masses. (17)

La réponse du gouvernement bolchevik fut d’annoncer qu’il s’agissait d’un “complot des Gardes Blancs” dirigé par un ex-général tsariste nommé Koslovski. Le fait qu’à Paris des journaux émigrés avaient mentionné des troubles à Kronstadt fut utilisé afin de fournir les preuves nécessaires, malgré le rejet notoire de la contre-révolution à Kronstadt. Fondamentalement, les bolcheviks percevaient la contre-révolution comme ne pouvant provenir que de l’étranger, et donc, les habitants de Kronstadt ne pouvaient objectivement que servir cette contre-révolution. Il y eut d’importantes considérations stratégiques qui accentuèrent la panique au sein des cercles gouvernementaux. Aussi longtemps que la mer autour de Kronstadt était gelée, la possibilité d’atteindre l’île restait présente, mais dès que le printemps ferait fondre la glace, celle-ci serait hors d’atteinte et pourrait potentiellement devenir une base d’où une force capitaliste étrangère serait en mesure d’opérer. C’est pourquoi il n’y a pas eu de longues négociations. Trotski envoya à Kronstadt un ultimatum (qui incidemment n’incluait pas cette phrase lancée aux marins qu’ils seraient “abattus comme des perdrix”... elle parue plutôt dans un tract envoyé par le Comité de Défense de Petrograd dirigé par Zinoviev). Cet ultimatum fut rejeté le 7 mars 1921, lorsque les Izvestia de Kronstadt dénoncèrent Trotski en tant que “dictateur de la Russie soviétique”. La première attaque eut lieu le lendemain, mais elle échoua et 500 soldats gouvernementaux furent tués.

 

Une pause s’ensuivit parce que le même jour débutait le Dixième Congrès du Parti Communiste Russe (bolchevik). Si une nouvelle preuve devait être fournie pour nous convaincre que 1921 fut un tournant décisif en ce qui a trait au destin de la révolution soviétique, alors cette preuve fut dûment fournie par le Dixième Congrès. Trois questions fondamentales étaient à l’ordre du jour de cette conférence: la première était le rôle des syndicats dans le système soviétique; la seconde était la politique à adopter envers la paysannerie en considérant le fait que le système d’urgence mis en place lors de la période de guerre civile avait réduit de moitié la production agricole comparée à 1913; et enfin, la troisième était l’abolition des tendances à l’intérieur du parti.

 

La question des syndicats fut dominée par le débat avec l’Opposition Ouvrière dirigée par Alexandra Kollontaï et Alexander Chlyapnikov. L’Opposition Ouvrière souhaitait que les syndicats prennent la direction de la production, mais n’ayant le soutien que d’une cinquantaine de délégués, la résolution finale sur “Le rôle et les tâches des syndicats” rejeta cette thèse. Il fut plutôt décidé que les syndicats soient des “écoles du communisme”, et ainsi ne pouvaient donc pas faire partie de l’appareil d’État. Conséquemment, on s’accorda aussi pour faire des syndicats “les seuls secteurs... où la sélection des dirigeants devrait être faite par les masses organisées elles-mêmes”. C’est une preuve en soi de l’ampleur du déclin que prenait le pouvoir soviétique puisque cela impliquait qu’il ne puisse y avoir aucun retour à la démocratie soviétique.

 

Le 15 mars, le Congrès reconnut aussi la nécessité de la NEP pour que les réquisitions de produits céréaliers soient remplacées par un impôt en nature. Concrètement, cette concession faite aux paysans allait bien plus loin que ce que demandait Kronstadt. Beaucoup de bolcheviks s’y opposèrent, y compris Ossinski du groupe Centraliste Démocratique. Riazanov qualifia cette mesure de "Brest-Litovsk paysan", en signifiant par là qu’elle était une autre concession à un ennemi de classe. La réplique de Lénine fut que “seul un accord avec la paysannerie peut sauver la révolution”.

 

De fait, la NEP laissait présager une attaque de grande envergure contre la classe ouvrière car elle entraînait la privatisation de petites entreprises. Sans le soutien de l’État, elles licencièrent des ouvriers et cela mena rapidement à une augmentation du chômage et à une chute des salaires. Le Parti bolchevik était maintenant à la fois le parti dirigeant un État qui tentait de s’accrocher en attendant la révolution mondiale, et à la fois un promoteur de la contre-révolution paysanne. Mais, tant que le Parti restait fidèle à ses traditions de discussion ouverte, les révolutionnaires pouvaient conserver quelques espoirs en l’avenir. Par contre, la résolution finale du Dixième Congrès du Parti appelait à l’interdiction des tendances (l’Opposition Ouvrière et les Centralistes Démocratiques étaient nommément mentionnés dans la résolution). Même si ceci n’eut peut-être pas l’effet escompté (des fractions continuèrent à réapparaître jusqu’en 1927), cela obligea les bolcheviks à défendre le Parti avec plus de force que jamais. À vrai dire, Lénine semble avoir réagi de façon excessive face à la menace que représentaient les diverses tendances face au débat sur les syndicats. Il pensait, à tort, que l’Opposition Ouvrière soutenait l’idée des syndicats contre celle du parti. L’étendue de son erreur fut démontrée par le fait que, à l’heure où les bolcheviks de Kronstadt défendaient la base navale, le reste du parti s’était rallié pour la supprimer. Cela inclut les oppositions participant à un contingent de quelques 300 délégués du parti qui prirent part à l’assaut final sur Kronstadt, le 18 mars. Ironie de l’histoire, l’écrasement de la Commune de Kronstadt eut lieu exactement cinquante ans après la proclamation de la Commune de Paris. Serge trouva plutôt de mauvais goût les commémorations de la Commune de Paris puisque 10 000 soldats gouvernementaux avaient perdu la vie sur la glace tandis que 1500 insurgés avaient été tués, et 2500 autres capturés. Certains d’entre eux furent fusillés par la Tcheka. Serge appuya cependant l’attaque. Son évaluation affligée de la situation est aussi bonne que n’importe lequel de ses contemporains:

 

> Avec bien des hésitations et une angoisse inexprimable, mes amis communistes et moi, nous nous prononcions finalement pour le parti. Voici pourquoi. Cronstadt avait raison. Cronstadt commençait une nouvelle révolution libératrice, celle de la démocratie populaire. ‘La troisième révolution!’, disaient certains anarchistes bourrés d’illusions enfantines. Or, le pays était complètement épuisé, la production presque arrêtée, il n’y avait plus de réserve d’aucune sorte, plus même de réserve nerveuse dans l’âme des masses. Le prolétariat d’élite, formé par les luttes de l’ancien régime, était littéralement décimé. Le parti, grossi par l’afflux des ralliés au pouvoir, inspirait peu de confiance. Des autres partis ne subsistaient que des cadres infimes, d’une capacité plus que douteuse. (...)
Si la dictature bolchevik tombait, c’était à brève échéance le chaos, et à travers le chaos la poussée paysanne, le massacre des communistes, le retour des émigrés et finalement une autre dictature, cette fois, anti-prolétarienne par la force des choses.
(18)

C’est à peu de chose près la même évaluation faite par les leaders bolcheviques plus tard, même s’ils répétèrent le mensonge de la Tcheka qui faisait de Kronstadt "un complot des Gardes Blancs". Boukharine admit que ce n’était pas le cas, mais qu’ils avaient dû étouffer la révolte de "nos frères prolétaires dans l’erreur". Plus tard, Lénine déclara avec plus d’acuité que les habitants de Kronstadt ne voulaient ni du gouvernement des Blancs, ni des Bolcheviks, mais qu’"il n’y en avait pas d’autre". Ce qui fut internationalement accepté à l’époque. Même le KAPD qui était déjà en train de passer à l’opposition à la Troisième Internationale accepta en 1921 que la répression de Kronstadt avait été nécessaire.

 

Cependant, c’est une chose de dire qu’à ce moment tous les internationalistes soutenaient l’écrasement de Kronstadt, et autre chose de ne pas savoir tirer les leçons de ces évènements. Alors que Trotski pouvait toujours écrire dans sa biographie de Staline en août 1940 que la suppression de Kronstadt avait été une "tragique nécessité"; nous pouvons aujourd’hui prendre plus de recul afin de saisir ces leçons historiques. Ainsi, on ne peut isoler Kronstadt de son contexte. De fait, quel que fût le gagnant dans cette histoire, la contre-révolution en sortait victorieuse. Quoiqu’il en soit, alors que la défaite de Kronstadt s’avérait une défaite du pouvoir soviétique en Russie, la perspective pour la révolution internationale restait ouverte, et c’était le facteur décisif dans l’opinion des révolutionnaires de l’époque.

 

Le vrai problème résidait dans le fait que le parti était devenu l’État. La leçon qu’on doit en tirer est que le Parti doit être le parti du prolétariat international, quoi que fassent ses membres dans les soviets d’un territoire en particulier. Dans le futur, il pourrait y avoir à nouveau des occasions où les membres du parti doivent se confronter dans une situation révolutionnaire, à cause de privations matérielles comme celles subies en 1921, mais le parti du futur - en tant qu’organisation - sera international. Et cela ne veut pas simplement dire en esprit. Il ne sera physiquement lié à aucune entité territoriale. Si le pouvoir soviétique est ce qu’il prétend être, alors les soviets de chaque territoire peuvent voter et destituer des délégués du parti, mais le parti lui-même prend parti uniquement pour le programme de la révolution prolétarienne internationale. Il n’est pas l’État, ni le gouvernement, pas même dans le semi État ouvrier temporaire de la transition du capitalisme vers le communisme. (19) Pour les révolutionnaires de ce temps, le jeune État ouvrier avait survécu à un moment critique. Pour nous, après coup, nous savons que quoiqu’il ait pu se passer à Kronstadt, la contre-révolution était déjà en marche. Nous en subissons encore les conséquences aujourd’hui.

 

L’Action de Mars et le Troisième Congrès de l’Internationale Communiste

 

Kronstadt ne fut pas le seul événement de ce mois qui indiquait le reflux de la vague révolutionnaire. En Allemagne, comme on l’a vu plus haut, les communistes étaient divisés entre KAPD et KPD depuis 1919, et toutes les tentatives en vue de les réunifier avaient échoué. Pour sa part, le KPD oscillait depuis sa naissance entre putschisme et passivité. Sa participation à l’Action de Mars se révéla un désastre qui non seulement lui valut de perdre les deux tiers de ses effectifs (qui chutèrent de 450 000 à 180 000 membres en trois mois), mais sapa de plus considérablement le moral et la volonté révolutionnaire de la classe ouvrière. Le KPD répondait d’une part à la provocation de l’armée (qui cherchait à désarmer les ouvriers); d’autre part aux encouragements de Radek et Bela Kun pour aider à rompre l’isolement de la Russie soviétique; et enfin, il voulait se montrer plus déterminé dans l’action que lors du putsch de Kapp où il avait laissé le SPD organiser les grèves qui avaient repoussé la tentative de coup d’État de la droite. À la fin de l’Action de Mars, le leader du parti Eberlein essaya de stimuler l’ardeur des ouvriers à poursuivre le combat en incendiant des sièges du KPD - une tactique qui échoua aussitôt qu’elle fut exposée par la classe dominante. Le fiasco ultime se produisit quand des ouvriers de Hambourg, qui voulaient poursuivre l’action, finirent par se battre avec des ouvriers qui considéraient que l’Action était terminée.

 

Bien avant la défaite de l’Action de Mars, la Russie soviétique négociait sa survie dans la situation impérialiste d’après-guerre. Cela ne signifiait pas automatiquement le renoncement à la révolution mondiale, mais plutôt la reconnaissance de la faiblesse de l’économie soviétique, et la nécessité de reprendre le commerce extérieur. Le 16 mars 1921, deux jours avant la répression finale de Kronstadt, le gouvernement britannique signa l’accord commercial anglo-soviétique, qui reconnaissait de facto le gouvernement bolchevique, en retour de la suspension de toute propagande contre les Anglais en Afghanistan et en Inde. Cependant, des négociations secrètes s’étaient déroulées bien avant avec le gouvernement allemand et son armée de sorte que, même si l’Action de Mars se déroulait, une mission commerciale allemande dirigée par Rathenau est venue à Moscou. Krassine, le commissaire soviétique du commerce extérieur avertit même - à ce moment critique - les travailleurs allemands que les grèves allaient entraver les livraisons à l’Union Soviétique!

 

Une nouvelle preuve que la vague révolutionnaire se mourrait vint du Troisième Congrès de la Troisième Internationale, en juin-juillet 1921. À cette occasion, Trotski déclara aux délégués qu’en 1919, on s’attendait à ce que la révolution mondiale soit une simple question de mois. Maintenant, on parlait d’"une question d’années". La débâcle de l’Action de Mars et la révolte de Kronstadt pesaient lourd dans l’esprit des dirigeants bolcheviks qui organisaient les principaux débats. On ne se trouvait plus dans le cadre de la défense intransigeante des positions révolutionnaires des "21 conditions" du Deuxième Congrès. La question principale était maintenant de savoir comment les partis communistes pouvaient atteindre une base de masse. Puisque la vague révolutionnaire refluait, cela voulait maintenant dire la quête d’alliance avec les mêmes sociaux-démocrates qui s’étaient unis aux fronts impérialistes en 1914, et s’étaient fait les complices de l’assassinat de centaines de communistes par les crypto fascistes. Le Troisième Congrès représente un autre virage décisif dans le grand tournant contre-révolutionnaire de 1921. Cela montre aussi à quel point le destin de l’Internationale serait dorénavant lié au parcours de la contre-révolution en Russie. Cela devint initialement très clair dans le débat sur ce qu’on appelait précédemment la "question nationale et coloniale". Auparavant, l’Internationale avait eu des politiques exagérées à propos des luttes de libération nationale contre l’impérialisme, en les considérant comme étroitement liées à la lutte pour le communisme. Maintenant (seulement neuf mois après la Conférence de Bakou) on ne parlait même plus de “conflits nationaux et coloniaux” mais plutôt de la “question orientale”. Un traité commercial russe avec l’Empire britannique, et d’autres avec la Perse (l’Iran) et la Turquie, faisaient que ces gouvernements ne devaient plus être offensés. Pas étonnant que le communiste indien M.N. Roy ait exprimé le seul verdict de poids dans le débat, en dénonçant la politique du Komintern comme un "simple opportunisme" "digne d’un congrès de la Deuxième Internationale". (20)

 

La même chose peut être dite du glissement politique vers la social-démocratie en général. Le front uni avec les bouchers de la classe ouvrière aurait été proclamé au Troisième Congrès, s’il n’avait pas déjà été associé au leader disgracié du KPD, Paul Levi, qui avait été expulsé au début de l’année. Plutôt, l’exhortation des dirigeants bolcheviques au Troisième Congrès fut d’aller "aux masses". Mais les communistes avaient déjà utilisé cette idée, même quand ils tentaient de scissionner les partis sociaux-démocrates. Alors, que pouvait donc signifier ce nouveau slogan? Rien de plus qu’un rapprochement avec la social-démocratie à tous les niveaux. Même si nos prédécesseurs politiques, qui dirigeaient à cette époque le Parti communiste d’Italie, n’avaient aucun problème à accepter ce slogan, ils décidèrent toutefois de l’appliquer différemment. Pour ces derniers, aller “aux masses” signifiait se joindre aux grèves et aux autres actions des prolétaires toujours membres des partis sociaux-démocrates, mais en continuant de s’opposer à la politique de collaboration de classe de leurs leaders. Dès décembre, quand le Parti russe adopta le slogan de “front uni”, il devint clair pour la première fois qu’il ne s’agissait pas de travailler avec la base, mais bien avec les dirigeants - ce fut le premier pas vers l’abandon de la voie révolutionnaire à l’échelle internationale. Cela ne fut pas annoncé de la sorte, mais on en était déjà là. Si l’année 1921 démontre que la révolution en Russie s’était maintenant retournée contre la classe ouvrière, elle représente aussi le début du processus conduisant à l’abandon des principes prolétariens de l’internationalisme. Selon le verdict de nos camarades du Partito Comunista Internazionalista, le Troisième Congrès fut le point tournant de l’histoire de l’Internationale Communiste:

 

Les contradictions qui menaçaient à l’échelle mondiale continuaient d’étouffer la première expérience révolutionnaire. Avoir fait la révolution dans un pays, avoir vaincu momentanément sa propre bourgeoisie sur le terrain militaire, ne signifiait pas avoir construit le socialisme, mais seulement avoir créé les conditions politiques indispensables à son édification. Il est indispensable de détruire l’instrument politique dont se sert la bourgeoisie pour maintenir sa domination de classe, et le substituer par un autre, cette fois prolétarien, organisé sur la base d’une dictature de classe implacable, mais ce n’est pas, en soi, suffisant.
Pour que l’on puisse marcher effectivement vers le socialisme, la révolution nécessite une structure politique suffisamment développée et une économie totalement autonome face au marché mondial, des conditions qui manquaient alors complètement à la Russie. C’est pourquoi l’unique voie de salut pour sortir la Russie de son sous-développement résidait en la victoire révolutionnaire dans un des pays de l’Occident, ou encore mieux dans un pays industriellement avancé. Il en résulta que le Komintern et le Parti bolchevik qui, bon gré mal gré, en était l’épine dorsale, multiplièrent les efforts pour accélérer ou tout au moins favoriser, sur la base correcte des deux premiers congrès, des solutions révolutionnaires intransigeantes et non pas de compromis.
Peu importe ces apparences, le renoncement à l’autonomie du Parti de classe, et la dictature du prolétariat, n’arriva ni à convaincre les chefs de la social-démocratie, ni à réunifier les masses autour d’un programme de compromis révolutionnaire, mais uniquement à embrouiller les idées du prolétariat international, à émousser l’instrument politique de sa lutte, et à en obscurcir les objectifs. Il est légitime de se douter qu’au-delà des positions officielles, chez les leaders du Parti bolchevik et de l’Internationale Communiste, on commence à considérer que la situation était moins favorable qu’on ne le pensait auparavant. C’est pourquoi on considéra plus utile de renforcer la situation russe toujours aussi précaire par une alliance internationale avec la social-démocratie, pour lui garantir une sécurité, plutôt que de tenter d’étendre la révolution. C’est uniquement ainsi que l’on peut comprendre comment les ajustements tactiques au front uni et le gouvernement ouvrier émergent de l’ambiguïté et prennent leur forme réelle. (21)

 

Le premier mai 1922, pour la première fois, le slogan "révolution mondiale" ne figura pas parmi les slogans émis par le Parti communiste russe.

 

Pour les révolutionnaires de l’époque, par contre, la signification de tout cela n’était pas aussi évidente. Dans tous processus, on peut subir des reculs, et les révolutionnaires se doivent de conserver un optimisme rationnel que de tels reculs peuvent être renversés. Trotski défendait l’adoption du mot d’ordre "aux masses" en tant que "stratégie de retraite temporaire", mais que signifiait donc temporaire? En 1922, Bordiga critiquait ouvertement "le danger de voir le front uni dégénérer en révisionnisme communiste". (22) Dès 1924, il demandait l’abandon des mots d’ordre de "front uni" et de "gouvernement ouvrier" en tant que sources de confusion totale. D’ailleurs, à partir de là, une autre dégénérescence affecterait tous les partis communistes affiliés à l’Internationale soumise à la “bolchevisation”, i.e. leurs dirigeants étaient choisis en fonction de leur niveau de subordination face à Moscou, et en fonction des intérêts de la politique étrangère de l’État soviétique. Gramsci remplaça Bordiga sous la pression de Moscou, et il utilisa divers moyens organisationnels pour détruire l’hégémonie que la Gauche communiste italienne exerçait sur le Parti communiste d’Italie (même si elle la conserva jusqu’au congrès de Lyon, en 1926). (23) À cette époque, nos prédécesseurs politiques de la Gauche communiste mirent sur pied le "Comitato d’Intesa" (Comité d’Entente) dont la plate-forme synthétisait leur verdict du fiasco complet de la politique du Komintern.

 

Il est faux de penser que des expédients et des manœuvres tactiques puissent élargir la base du Parti dans n’importe quelle situation parce que le rapport entre le parti et les masses dépend en grande partie de la situation objective. (24)

 

La révolution est l’affaire des masses

 

Pour conclure, l’année 1921 n’est pas simplement une succession de défaites isolées, mais elle représente la véritable fin de la vague révolutionnaire, et l’irrévocable commencement du renversement de ce processus qui avait mis la révolution prolétarienne mondiale à l’ordre du jour de l’histoire. Pour les révolutionnaires de l’époque, il était évident qu’une retraite massive à l’échelle internationale avait lieu. Les bolcheviks étaient convaincus qu’ils devaient maintenir le bastion prolétarien originel jusqu’à ce que la révolution mondiale survienne. Mais la faiblesse du prolétariat russe fit en sorte que le Parti bolchevik se transforma progressivement non seulement en dirigeant de l’État, mais en l’État lui-même. Et cet État devenait de plus en plus l’État du capitalisme soviétique émergeant en train de se constituer contre la classe ouvrière. C’est ainsi qu’on a assisté à l’une des contre-révolutions la plus déroutante de l’histoire, dans laquelle le parti - qui avait été la plus grande expression de la conscience de classe prolétarienne en 1917 - fut transformé par des circonstances historiques en agent de la défaite prolétarienne qui laissait le prolétariat russe isolé dans sa guerre contre l’impérialisme. Tout cela ne passa inaperçu ni pour les oppositions à l’intérieur du Parti bolchevik, ni même pour Lénine. Au Onzième Congrès du Parti communiste russe, en mars 1922, il déclara aux délégués:

 

(...) et si nous considérons cette énorme machine bureaucratique, cet appareil gigantesque, nous devons nous demander: qui dirige qui? Je doute sérieusement qu’il puisse être vraiment dit que ce soit les communistes qui dirigent cet appareil. À vrai dire, ils ne dirigent pas, ils sont dirigés. (25)

 

Cependant, c’est uniquement avec un large recul que l’on a pu constater que 1921 fut l’année au cours de laquelle la révolution fut perdue, et ce fait doit être pris en compte dans notre bilan de l’expérience russe. Ce que nous retenons de cette expérience n’est pas la conclusion conseilliste que tous les partis sont bourgeois (comme l’a soutenu Otto Rühle avant de s’enfuir travailler pour le gouvernement mexicain du Parti révolutionnaire institutionnel!). Puisque la classe ouvrière n’a pas de propriété à défendre, sa conscience (incarnée dans son programme) ne peut que prendre la forme d’un corps collectif. Et parce que certains prolétaires, en fonction de leur expérience, en viennent aux idées révolutionnaires avant la majorité des autres, ils doivent prendre l’initiative en s’organisant eux-mêmes. Ceci implique un corps politique qui ne soit pas basé sur le compromis avec la classe capitaliste, mais qui en est l’adversaire constant. Cela ne peut vouloir dire pour nous qu’un parti révolutionnaire. Ce que 1921 et le déclin de la révolution nous enseignent cependant c’est la nécessité que ce parti soit international et centralisé avant l’explosion révolutionnaire. Ce même parti doit demeurer organiquement à l’extérieur de toute fonction gouvernementale ou étatique peu importe les responsabilités de ses membres locaux. Au niveau local, le pouvoir doit être exercé par les soviets des ouvriers armés. Ce sont les uniques organes d’État valables jusqu’à ce que la bourgeoisie soit supprimée de la surface de la Terre. Le Parti est une avant-garde politique qui défend le programme du communisme, plutôt qu’un territoire quelconque se déclarant sur la voie du communisme. Certains pourraient objecter que tout cela est aussi utopique qu’idéaliste, mais nous devons nous souvenir qu’au Dixième Congrès du Parti, en 1921:

 

Pendant un bref instant, Lénine caressa l’idée d’opérer une séparation entre le parti et l’État. Il recommanda brièvement une nette démarcation et spécification entre les sphères respectives de chacun, et proposa que les organes de l’État puissent avoir une plus grande autonomie et une plus grande liberté face aux interférences du Parti. (26)

 

Harding écrira plus tard que Lénine reconnut "presque instantanément" que sa proposition ne fonctionnerait pas. Mais c’est parce que la situation de 1921 rendait impossible la réécriture du passé. Les bolcheviks ne pouvaient plus renoncer au pouvoir d’État parce que les soviets étaient maintenant des coquilles vides. Si cette proposition avait été adoptée en novembre 1917, et si les soviets avaient conservé une vie politique, tout cela aurait pu être possible. En 1921, les bolcheviks furent réduits à une position volontariste de maintenir leur pouvoir d’État dans l’espoir que "quelque chose allait se produire" sous la forme d’une révolution mondiale.

 

Tout ceci est simplement utopique si la classe ouvrière ne se met pas en branle de façon massive et donne vie au parti international et aux conseils ouvriers. Finalement, la seule garantie de victoire est une extension relativement rapide de la révolution, au moins jusqu’aux principaux pays impérialistes parce que tant que ceux-ci ne seront pas paralysés, ils auront la capacité de détruire toute initiative révolutionnaire. En imposant une guerre civile internationale à une république soviétique déjà épuisée, ces pays furent en mesure de la détruire matériellement. Pendant que les bolcheviks gagnaient militairement sur le territoire russe, la défaite de la révolution mondiale partout ailleurs signifia que le conflit de classe était politiquement condamné. L’adoption de la NEP et du Front Uni en 1921 fut l’épitaphe de cette défaite politique. La classe ouvrière en subit encore les conséquences.

Le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire

 

(1) Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques 1908-1947, Bouquins, Robert Laffont, Paris, 2001.

(2) Nous n’acceptons pas le terme "marxiste libertaire" car pour les vrais marxistes, le marxisme est libertaire ou il n’est rien. Le stalinisme, etc. n’est pas le marxisme. Pour une vue plus approfondie sur la Révolution russe, nous invitons notre lectorat à se procurer notre brochure 1917, disponible pour deux livres à notre adresse britannique (voir page 2 de ce bulletin). Une nouvelle version enrichie est en préparation.

(3) Voir le contraste entre Six Weeks in Russia 1919 et The Crisis in Russia 1920, tous deux d’Arthur Ransome (les deux titres furent publiés chez Redwords en 1992).

(4) Cité dans W.P. et Z.K. Coates, Armed Intervention in Russia 1918-22, Londres, 1935, p. 229.

(5) Rethinking the Russian Revolution, Edward Arnold, 1990, p. 204.

(6) Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire, op. cit., p. 558.

(7) Mais il faut aussi noter l’opposition héroïque des partis socialistes balkaniques plus petits en Bulgarie et en Serbie.

(8) Lénine, Selected Works, Vol. 2, p. 505.

(9) Lénine, Selected Works, Vol. 33, p. 98.

(10) Cité dans de German Revolution and the Debate on Soviet Power, édité par John Riddell, Pathfinder Press, New York, 1986, p.33.

(11) Cité dans E.H. Carr, The Bolshevik Revolution, Vol. 3, Pelican, 1966, p.133.

(12) E.H. Carr, ibid. Les troupes britanniques ne furent pas retirées avant six mois, jusqu’à ce que les débardeurs londoniens aient refusé de charger le Jolly Rogers à destination d’Arkhangelsk et Mourmansk.

(13) E.H. Carr, op. cit., p. 138.

(14) L. Kritsman, The Heroic Period in the Great October Revolution, 1926, p.166.

(15) Voir P. Binns, T. Cliff, et C. Harman, Russia: From Workers’ State to State Capitalism, Bookmarks, 1987, p. 20. Ils ne font rien de plus que reprendre les fausses accusations de Trotski dans son article de 1938, Beaucoup de bruit autour de Kronstadt.

(16) Voir Kronstadt 1921, Analisi senza complessi di un sollevamento popolare nella Russia di Lenin, Prometeo, IVe Série, numéro 5, juin 1982.

(17) Voir Ida Mett, La commune de Kronstadt.

(18) Victor Serge, op. cit., p. 606.

(19) Réfutons aussi l’idéalisme du Courant Communiste International qui pense qu’il est suffisant de dire que “toutes les actions de violence dans le prolétariat doivent être bannies", (voir International Review numéro 100, p. 21) comme si cela résolvait le problème. Ce vœu pieux, avec lequel tout le monde peut être d’accord, pose d’autres problèmes. La décision de déterminer qui est prolétaire et qui ne l’est pas doit être prise et nous serions plutôt nerveux de nous soumettre à un test imposé par le CCI.

(20) Voir E. H. Carr, The Bolchevik Revolution, Vol. 3, p. 386.

(21) I nodi irrisoldi dello stalinismo alla base della perestrojka, Éditions Prometeo, 1989, p. 20-21.

(22) Voir G. Williams, Proletarian Order, p. 213.

(23) Voir la brochure Platform of the Committee of Intesa, 1925, à notre adresse.

(24) Ibid. p. 18.

(25) Lenin, Collected Works, Vol. 33.

(26) N. Harding, Lenin’s Political Thought, Macmillan, 1977, p. 296.