Deux regards sur Jeanne Corbin

Jeanne sur les routes

Dans son troisième roman, la romancière abitibienne Jocelyne Saucier évoque le passé communiste de Rouyn-Noranda et plus particulièrement la personne de Jeanne Corbin, une organisatrice du Parti "communiste" canadien, active dans les luttes de mineurs et de bûcherons du Nord-Est ontarien et du Nord-Ouest québécois durant les années 30. L’inspiration de ce roman provient d’une recherche que l’auteure a fait en vue de réaliser un livre souvenir pour le 75e anniversaire de la ville. À travers une description historique et socioéconomique assez correcte des luttes ouvrières de l’époque, le roman présente avec une certaine sympathie les hommes et les femmes qui animèrent ces luttes souvent héroïques, menées par un prolétariat aux origines nationales très variées. Le portrait de Jeanne Corbin y prend une forme quasi-mythique et celui du personnage principal (le père de la narratrice) celle d’une figure tragique, poussé qu’il est à la fois par sa quête d’absolu que par ses difficultés politiques et personnelles. Il faut dire que le livre raconte autant l’histoire d’un amour impossible que l’attachement dévoué et irréductible à une fausse espérance, celle d’une URSS "socialiste" sous le joug de la contre-révolution stalinienne. Il ne faut pas chercher une analyse fine du déclin et de la disparition politique de ces hommes et ces femmes dans ce livre. Il s’agit bien d’un roman. Même si la recherche historique est à noter, Madame Saucier n’est ni une historienne ni une militante communiste. Cependant, son roman rappelle des luttes dures, importantes et souvent oubliées dans le Québec contemporain, malheureusement dominé par le nationalisme et la collaboration de classe.

Jeanne sur les routes, XYZ Éditeur, Montréal, 2006, 22.00 $.

Scènes de la vie en rouge, L’Époque de Jeanne Corbin 1906-1944

Profitons de la note de lecture précédente pour rappeler une biographie consacrée à Jeanne Corbin par l’historienne montréalaise Andrée Lévesque, parue en 1999. Dans ce livre très bien documenté, l’auteure dresse un portrait vivant de la vie de cette militante du Parti "communiste" canadien (PCC) en la suivant dans les divers combats qu’elle a pu mener, notamment la campagne pour le droit de parole à Toronto en 1929, son activité dans la Ligue d’unité ouvrière des années 30 ainsi que dans certaines des luttes les plus marquantes de cette époque, son travail dans les coopératives ouvrières du Nord de l’Ontario et son militantisme de parti. À travers la description de la vie et de la carrière de cette militante déterminée, on en apprend beaucoup sur la "culture", la pratique et la place réelles du PCC sur le terrain lors des vingt premières années de son existence.

Malheureusement, Jeanne Corbin ne semble pas avoir été troublée par l’évolution stalinienne de son parti. Le livre relate certains des débats ayant marqué le mouvement communiste de l’époque, mais Jeanne Corbin ne paraît pas avoir douté de "la ligne générale" du PCC, ni avoir sympathisé avec les oppositions trotskiste ou boukharienne pourtant assez actives sur le terrain. (1)

Lorsque Jeanne Corbin mourra à l’âge de trente-huit ans, probablement des suites d’une tuberculose intestinale, son parti, engagé dans l’union sacrée et l’effort de guerre est bien près d’être au sommet de son influence. Pourtant, dans la décennie qui suivra, le PCC connaîtra des crises importantes: l’affaire Guzenko, les révélations du XXe Congrès du PCUS et l’insurrection hongroise en 1956. Ces crises mèneront un grand nombre des anciens camarades de Jeanne Corbin à le quitter. Personne ne peut savoir l’attitude que Jeanne aurait adoptée si elle avait survécu. Son "Parti" n’existe aujourd’hui que de manière fantomatique et toujours plus fragmentée. Il n’est plus maintenant qu’une souillure sur le drapeau rouge du socialisme. Il reste que la biographie de Jeanne Corbin est un livre important pour comprendre les forces et les faiblesses du mouvement social de cette période.

Scènes de la vie en rouge, L’Époque de Jeanne Corbin 1906-1944, Les Éditions du remue-ménage, Montréal, 1999, 24.95 $.

(1) Dans Canadian Bolsheviks, Ian Angus raconte qu’au printemps 1925, William Moriaty le représentant du PCC sera le seul délégué participant au Cinquième Plenum du Comité Exécutif du Komintern à refuser de voter une motion condamnant le "trotskisme". Au Canada, les purges contre l’Opposition de gauche ne commenceront vraiment qu’en 1928. Notons que la dernière intervention véritablement critique lors d’un C.E. du Komintern sera faite par un militant de la Gauche communiste, Amadeo Bordiga lors de son sixième Plenum en 1926.