Réforme ou révolution?

Notes de lecture de “Trotsky, Trotskyism, Trotskyists” par la Communist Workers’ Organisation de Grande-Bretagne

Nos camarades de la Communist Workers’ Organisation (CWO) ont publié à l’automne 2000, une brochure extrêmement bien documentée sur Léon Trotski et le mouvement qui perpétue son oeuvre et son nom, le trotskisme.

Depuis la disparition du bloc “soviétique” à la fin des années 1980, les idéologues de la classe dominante célèbrent inlassablement la mort du communisme et prétendent que le capitalisme représente dorénavant l’horizon indépassable de la destinée humaine. Francis Fukayama parla même de la “fin de l’histoire”. Si la presse occidentale se déchaîne encore régulièrement contre les “dinosaures totalitaires” que sont la Chine, la Corée du Nord, le Vietnam ou Cuba, ce n’est certainement pas pour les contraindre à soulager le fardeau de la main d’oeuvre effroyablement exploitée de ces pays, mais plutôt pour convaincre la classe ouvrière d’ici de la futilité de tout mouvement de révolte et de tout espoir de changement révolutionnaire, inévitablement destinés, selon nos maîtres, à être récupérés par une clique ou un parti dictatorial et sanguinaire.

Le courant de la Gauche Communiste auquel nous appartenons a pourtant démontré depuis fort longtemps, que la mort du pouvoir ouvrier instauré par la Révolution d’Octobre 1917, ne date pas de la fin du XXème siècle, mais bien des années 1920. Elle fut provoquée par l’étouffement et l’échec décisif des luttes ouvrières en Europe lors de cette période. Comme l’avait constaté la grande internationaliste Rosa Luxembourg:

En Russie, le problème du socialisme ne pouvait être que posé.

La solution excluait à l’avance un soi-disant “socialisme national” totalement étranger à tout l’héritage théorique du marxisme. Le sort de la révolution dépendait entièrement de son extension au reste du continent européen. L’isolement absolu de la Révolution russe la fit donc passer des griffes du tsarisme à un pouvoir ouvrier malheureusement éphémère et de là, au piège d’une nouvelle forme de capitalisme. Une nouvelle classe exploiteuse, basée sur les bureaucrates de l’ancien parti communiste gangrené, délesta les conseils ouvriers de tout pouvoir. Si la propriété privée des moyens de production fut abolie, elle ne fut pas socialisée mais plutôt nationalisée. L’exploitation, l’argent, le travail salarié et le marché continuèrent à exister. Seules la Gauche Communiste et quelques courants anarchistes (1) en arrivèrent à la compréhension que l’URSS était devenue une forme différente d’un mode de production essentiellement capitaliste. Mais à mauvais escient, le mythe que l’URSS stalinienne était socialiste ou ouvrière et qui identifiait une politique de nationalisation au socialisme devinrent l’illusion d’une époque, la chimère de plusieurs générations et la tragédie du XXème siècle.

Trotsky, sauveur du socialisme?

Face à l’horreur du stalinisme et de son ultime échec, il existe toute une hagiographie prétendant que la figure légendaire de Trotski, animateur infatigable des conseils ouvriers de la Révolution de 1905 et martyr de Staline en 1940, ainsi que la succession atomisée de ses multiples épigones, ont préservé l’honneur du marxisme. L’opposition ostensible du “trotskisme” à l’horrible travestissement du communisme imposé au prolétariat par le stalinisme et le salmigondis sulfureux de sa progéniture: titisme, khrouchtchevisme, maoisme, eurocommunisme, castrisme, djoutchéisme (2), etc. en seraient la preuve. Or, la brochure de nos camarades de la CWO a le mérite de remettre le personnage et son mouvement dans leur juste perspective historique et politique. Il ne s’agit pas ici bien sûr d’un de ces recueils de fabrications staliniennes largement distribués au Canada par les groupes du mouvement “marxiste-léniniste” d’il y a vingt ans. (3)

Soyons clair, Trotski n’a jamais été le provocateur ultra-gauche ou l’agent hitlérien imaginés par les séides de Staline.

Cependant, la documentation et l’argumentation de la CWO démontrent, pièces à l’appui, que Trotski n’était pas non plus un preux franc-tireur de la lutte anti-bureaucratique, ni un nouveau Prométhée prolétarien crachant à la figure des dieux de l’Olympe stalinien. Ainsi, loin de critiquer le nouveau capitalisme d’État russe, Trotski fut au contraire un des plus habiles de ses premiers architectes. Il ne devint un “oppositionnel de gauche” qu’à partir de 1923, lorsque son étoile à l’intérieur de la bureaucratie commença à pâlir. À partir de ce moment, la lutte de Trotski dans le Parti (c’est-à-dire à cet époque, à l’intérieur de l’État...) prendra la forme d’une opposition loyale basée sur des alliances, avec ou contre Staline, selon les intérêts du moment, dans le cadre des multiples luttes internes de la nouvelle bourgeoisie “rouge”. Même après son expulsion d’URSS en janvier 1929, Trotski demeurera obstinément, jusqu’à sa mort à Coyoacan, au Mexique (4), un farouche défenseur de l’État capitaliste stalinien.

En effet, jusqu’à son dernier souffle et malgré le sort horrible réservé à sa famille et ses proches restés en URSS, Trotski maintiendra le caractère ouvrier de cet État. Un statut ouvrier qu’il qualifiera de “dégénéré”, mais qu’il appellera à défendre jusqu’au bout, y inclut par les voies militaires. Il écrira:

la nationalisation de la terre, des moyens de production, de transport et d’échange, de même que le monopole du commerce étranger constitue la base de la structure sociale soviétique. À travers ces relations, établies par la révolution prolétarienne, la nature de l’Union Soviétique en tant qu’État prolétarien est fondamentalement définie pour nous. (5)

Pour Trotski:

le capital ne pouvait être le capital que s’il était détenu par des intérêts privés. (6)

Peu importe l’exploitation des ouvriers et des ouvrières soviétiques, peu importe le marché intérieur, peu importe l’appropriation du pouvoir d’État par un corps étranger au prolétariat ni même l’incroyable brutalité de ce corps étranger, peu importe la réalité et les principes du marxisme, Trotski avait définitivement tranché la question... L’URSS était un État ouvrier du fait de l’étendue de ses nationalisations.

Pourtant, dès 1878 dans l’Anti-Dühring, Friedrich Engels avait démontré que la propriété d’État n’éliminait pas en soi la nature capitaliste des rapports de production.

Non seulement le marxisme reconnaît-il qu’un État peut agir comme “capitaliste collectif”, mais de plus, il considère que la superstructure de la société est déterminée par sa base économique. La caractérisation de l’État capitaliste en URSS comme étant ouvrier était donc erronée de A à Z.

Il ne s’agit pas là d’une mince affaire, puisqu’elle déterminera le soutien fidèle de Trotski à la politique impérialiste de l’URSS et contribuera puissamment à désorienter et à désintégrer le mouvement ouvrier révolutionnaire. Devenu la caution de gauche de la nomenclature saturnienne (7) soviétique et les avortons contre-révolutionnaires qu’elle a engendré, la responsabilité politique que porte Trotski dans l’échec du socialisme au XXème siècle est donc énorme.

“Le grand renégat à la queue de paon”

C’est ainsi que la Fraction italienne de la Gauche Communiste Internationale en arrivera à baptiser Trotski. (8) L’âpreté du “sobriquet” surprendra probablement plusieurs “marxistes” se nourrissant à l’auge d’une des variantes de la IVème Internationale mort-née, proclamée par Trotski en septembre 1938. Et pourtant, même l’ultime martyr de l’ex-révolutionnaire près de deux ans plus tard, ne saurait atténuer ce jugement.

Que ce soit par “l’entrisme” (9), imposé à ses faibles cohortes à partir de 1934, par sa désastreuse politique espagnole en 1936, par son Programme de transition de 1938 (10) ou par les multiples zigzags opportunistes qui constituent son fonds de commerce théorique, Trotski met en place les autres pans majeurs de sa plate-forme, en définitive, platement réformiste. Pour lui, la “crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire” (11) Cette formule, reprise depuis fidèlement par tous les restes disparates de sa IVème Internationale fragmentée (12), ignore les conditions fondamentales permettant la renaissance du parti révolutionnaire du prolétariat. Pour commencer, elle constitue une véritable gifle à plus d’une génération d’ouvriers et d’ouvrières révolutionnaires qui avaient vu de leur vivant le passage au camp bourgeois de deux directions révolutionnaires, celles de la IIème et de la IIIème Internationales. Et pourtant, Trotski continuait à croire que ces partis pouvaient être gagnés à la révolution. Une telle attitude disqualifiait à l’avance la direction que lui et son “Internationale” voulait offrir au prolétariat.

Cela tient de la conception même du parti révolutionnaire que défend Trotski. Pour lui, au lieu d’être un des outils, certes indispensable de la lutte des classes, le Parti devient la forme idéaliste d’un “deus ex machina” (13) qui par la simple détermination de ses membres et la brillance tacticienne de ses instances dirigeantes, arrivera enfin à surmonter l’impasse historique de l’humanité.

En définitive, la conception du Parti que défend Trotski a pour corollaire sa défense du système stalinien. Dans l’une comme dans l’autre, la présence de Trotski lui-même à la direction, aurait pu sauver les meubles... On devine bien là la queue de paon dépasser le froc du maître! C’est pourquoi, même en se couvrant de toutes les plumes de son passé de révolutionnaire, Trotski n’a malheureusement lègué à l’histoire que l’image patibulaire d’un Staline manqué

(1) Lire entre autres, le théoricien anarchiste russe Archinoff.

(2) Expression spécifiquement nord-coréenne du “marxisme-léninisme”. Véritables repoussoirs anticommunistes, il va de soi que les minables patrons de Pyongyang n’ont rien à voir avec Marx ou Lénine.

(3) On en retrouve encore beaucoup chez les soldeurs locaux. Parmi les plus mensongers, notons “Trotskyism: Counter Revolution In Disguise” de M.J. Olgin et son pendant canadien, “The Renegade Revolutionaries” de H.E. Bronson.

(4) Il fut assassiné par Ramon Mercader, un agent du GPU, la police secrète de Staline.

(5) Trotski, The Revolution Betrayed, 1935 (notre traduction).

(6) Revolutionary Perspectives, #20, p. 34, CWO (notre traduction).

(7) Dans la mythologie classique romaine, Saturne, dieu de l’agriculture, avait la déplorable habitude de dévorer ses enfants.

(8) Bilan, # 46, décembre 1937-janvier 1938 (9) On appelle ainsi le retour criminel à la social-démocratie, complice de la colossale boucherie de 1914- 18, mais aussi des lâches assassinats des leaders de l’insurrection spartakiste de janvier 1919, Karl Liebnecht et Rosa Luxembourg.

(10) Dont le titre original est “L’agonie du capitalisme et les tâches de la IVème Internationale- La mobilisation des masses autour des revendications transitoires comme préparation à la prise du pouvoir”. Il s’agit en fait d’un plan de mesures “radicales” pas très éloignées de celles proposées par son contemporain, l’économiste britannique Keynes, (grands travaux publics, nationalisation des banques, etc.). Sauf que les faux-fuyants du programme de Trotski devaient mener à la “conquête des masses” enfin mobilisées sous le drapeau fort délavé de son “Internationale”.

(11) Léon Trotski, Programme de transition, PSI, Montréal, 1977, p. 24 (12) Même si le Canada n’est pas un pays où le trotskisme prospère particulièrement, il faut noter que la plus grande force organisée de “l’extrème-gauche” canadienne est sans doute le groupe International Socialists (I.S.), affilié au Socialist Workers Party britannique du défunt idéologue trotskiste, Tony Cliff. Ce groupe, caution gauchiste du NPD, l’emporte probablement maintenant en nombre sur le vieux Parti communiste fossilisé. Il existe aussi une foule d’autres groupes prétendant au trône de l’ex-révolutionnaire. De mémoire, notons la Ligue Communiste (de plus en plus castriste), Socialist Action, Socialist Alternative, la Ligue Trotskiste, Bolchevik Tendency, Communist Workers Group, Socialist Challenge/Gauche Socialiste, Freedom Socialist Party, New Socialist, le Parti de l’Égalité Socialiste et Démocratie & Socialisme (possiblement dissous). Chacun de ces groupes prétend défendre, le plus fidèlement possible, un des nombreux zigs ou un zag du tortueux testament politique de Léon Trotski.

(13) Mots latins signifiant “dieu qui sort de la machine”. Primitivement, le dieu qui sortait de la machine du théâtre, intervenait au dernier acte pour résoudre les intrigues insolubles.