"Si nous pouvons leur montrer, nous sommes capables de tout" : la grève générale du Québec de 1972

Le militantisme croissant de la classe ouvrière nord-américaine exige un examen sérieux des révoltes passées contre la domination des travailleurs par le système salarial et le capital. Il y a cinquante ans, les travailleurs du Québec, placés dans une position impossible à la veille de la crise économique mondiale des années 70, ont trouvé leur force dans l'unité et l'auto-organisation. La grève générale du Québec de 1972 a dépassé les luttes ouvrières précédentes, tant par son ampleur (plus de 300 000 travailleurs y ont participé directement) que par sa nature ; les travailleurs québécois ont agi en toute indépendance de classe pour mener des actions de grève, tenir des assemblées de masse et établir leur priorité politique. Bien que la classe ouvrière québécoise ait été effectivement démobilisée par la troïka syndicale du " Front commun ", la graine a été plantée pour les travailleurs d'aujourd'hui : l'indépendance de la classe ouvrière par rapport aux organes capitalistes tels que les syndicats et l'État fournit la base d'une lutte efficace et généralisée contre la classe capitaliste et sa transformation en une force révolutionnaire.

Le contexte de 1972

En 1972, les travailleurs québécois font face à une détérioration de leurs conditions de travail. Le marché du travail, où le Québec connaît un taux de chômage de 20 % supérieur à la moyenne canadienne, déprime les salaires afin d'obtenir des taux de profit plus élevés. Les industries qui dépendent du travail des femmes profitent particulièrement du fait qu'en moyenne, les hommes sont payés 60 % de plus que leurs homologues féminines.

De plus, la question nationale, surtout en ce qui concerne la langue, divise la classe ouvrière en payant moins les travailleurs francophones et en les reléguant généralement à un rang inférieur de l'armée des travailleurs. Les anglophones étaient presque deux fois mieux payés que les francophones monolingues. Il s'agit là d'un des principaux fondements de la question nationale au Québec, surtout lorsqu'elle est formulée par les travailleurs eux-mêmes plutôt que par la classe capitaliste francophone, qui préférait se faire exploiter par la main-d'œuvre québécoise plutôt que par des entreprises anglo-canadiennes ou américaines.

La route vers la grève générale

À l'approche de la grève, l'action des syndicats trahit le haut degré de militantisme de la part des travailleurs qu'ils prétendent représenter, fin de 1971 les travailleurs développent des manifestations spontanées de solidarité de classe Après un lock-out prolongé au journal La Presse et les protestations syndicales qui ont suivi, la ville de Montréal a interdit les manifestations le 29 octobre. Malgré cela, 15 000 travailleurs sont accouru le lendemain, ce qui a donné lieu à une bataille de rue sanglante contre la police qui a fait un mort.

En réponse à la fois à la colère des travailleurs québécois et à la répression directe du mouvement ouvrier par l'État, les trois principaux syndicats du Québec, la FTQ, la CEQ et la CSN (qui représentent officiellement 215 000 travailleurs) se sont unis avant les négociations des contrats du secteur public et ont formé le Front commun. L'alliance syndicale, de plus en plus radicalisée, annonce une série de revendications, dont une augmentation de 8 % (pour contrer l'inflation), un salaire minimum de 100 $ par semaine et l'égalité salariale sans égard à la langue, au secteur ou au sexe.

Avril 1972

L'immense popularité du Front commun et la confiance qu'il inspire aux travailleurs au début de 1972 leur permettent de lancer la première phase de la grève générale de 1972 après l'échec des négociations, qui avaient commencé le 11 avril et se sont terminées le 22 du même mois.

La grève, massive (200 000 travailleurs du secteur public), représentait une menace directe pour la continuité de l'accumulation du capital dans la province. Des hôpitaux aux écoles en passant par le personnel d'Hydro-Québec, les travailleurs ont cessé le travail " essentiel " à la reproduction de l'économie. Une réponse des gouvernements provincial et fédéral était inévitable.

Tout comme l'État a assuré aux capitalistes l'accès aux " travailleurs essentiels " pendant la pandémie en interdisant les grèves des travailleurs portuaires de Montréal et ceux qui conditionnent la viande américains, le gouvernement québécois avait interdit la poursuite de la grève générale, s'attaquant d'abord (le 19) à plus d'une centaine de travailleurs de la santé par des arrestations et de lourdes amendes.

Deux jours plus tard, le gouvernement provincial a adopté le projet de loi 19, imposant une injonction sur la grève générale. Les dirigeants syndicaux du Front commun, Pépin, Charbonneau et Laberge, ont d'abord fait campagne pour la poursuite de la grève malgré l'injonction et ont appelé à un référendum sur le mandat. Cependant, malgré le fait qu'une majorité (60 %) ait voté en faveur de la poursuite de la lutte, la bureaucratie syndicale, se percevant comme faible, a changé de visage et a exigé le retour au travail des grévistes. La confusion et la fragmentation qui en ont résulté ont conduit à la fin effective de la première phase de la grève générale le 22.

La volte-face des dirigeants syndicaux n'est pas passée inaperçue auprès des travailleurs québécois. Par exemple, les travailleurs de Sept-Îles, une ville minière de la Côte-Nord, ont envoyé une délégation à Québec pour s'adresser aux dirigeants syndicaux, critiquant la décision de mettre fin à la grève ainsi que leur structure de prise de décision ; disant que "les gens qui font la grève doivent être ceux qui donnent le ton".

Mai 1972

À partir du 9 mai, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui donnent le ton, le Front commun étant incapable de poursuivre la lutte. Le 7, Charbonneau, président de la CEQ, estime que la grève pourrait reprendre dans six mois. De plus, la condamnation à des peines d'un an de détention à Laberge, Pepin et Charbonneau pour avoir milité initialement pour la poursuite de la grève laisse la structure syndicale sans force offensive. En bons démocrates, les trois se rendent à Québec le 9 et se livrent.

En contraste direct avec cette démonstration de vertu civique, les travailleurs de Québec ont considéré les détentions comme absolument inacceptables et comme le prélude à une répression supplémentaire. Comme l'a dit un travailleur dans la lutte qui a suivi, "Ils ne peuvent pas faire ça. Si on les laisse faire, ils peuvent nous mettre tous en prison, n'importe lequel d'entre nous".

Alors que les dirigeants du Front commun sont en route pour Québec, l'offensive ouvrière commence dans les ports de Montréal et de Québec, où 2 000 débardeurs dressent des piquets de grève en réaction à la nouvelle. Les rangs des travailleurs s'élèvent rapidement à plus de 300 000, syndiqués et non syndiqués, dans les grandes villes (comme Montréal, Québec et Sherbrooke) mais aussi dans les petites villes industrielles comme Saint-Jérôme ou Sept-Îles, partout dans la province.

Bien que les syndicats fédèrent des journaux, envoient des communiqués et ouvrent des locaux pour des discussions, les travailleurs prennent l'initiative tout au long de la grève de mai sous forme d'assemblées de masse, de création de comités de grève et de publication de revues et de journaux politiques locaux. Le mois de mai voit les travailleurs québécois se doter d'outils qui leur permettent d'agir à leur guise.

En effet, la grève elle-même a pu se généraliser uniquement grâce à l'initiative des travailleurs : c'est le bouche à oreille, des émissions de radio illégales et les actions de solidarité qui ont été à la base de leur force. La grève a pu s'étendre car la lutte a été menée par les travailleurs en tant que travailleurs, et non en tant que membres de tel ou tel syndicat.

Dans les petites villes, les travailleurs ont fait preuve d'une grande capacité à diriger et à prendre des mesures concrètes contre le capital. À Sept-Îles, les travailleurs de diverses industries ont formé un comité de grève qui a pris le contrôle de la station de radio (diffusant des bulletins syndicaux et locaux), arrêté le trafic aérien local et établi un contrôle des prix. Sept-Îles a servi de modèle aux autres villes industrielles, et des stations de radio ont été saisies dans 21 autres communautés pour diffuser les nouvelles de la grève.

Un travailleur de Saint-Jérôme a mis en lumière l'extrême confiance et la bravoure dont ont fait preuve les travailleurs de toute la province : "De quoi nous plaignons-nous ? Je suppose que la réponse est que nous sommes fatigués d'être bousculés, et maintenant, finalement, nous nous défendons. Si nous pouvons leur montrer, nous sommes capables de tout."

L'indépendance, l'initiative et le militantisme des travailleurs acquis au cours du développement de la grève générale dans son ensemble ont conditionné leur résistance au capital en tant que classe unie. En mai, les travailleurs québécois étaient à l'avant-garde de l'auto-organisation des travailleurs nord-américains. Cependant, la fin de la phase de mai de la grève montre que même ce degré de lutte de classe était insuffisant.

La cause immédiate de la reprise de la grève, l'emprisonnement des dirigeants du Front commun et leur immense popularité auprès des travailleurs, allait également être la cause de sa fin, malgré l'indépendance de fait des travailleurs. Le 14, le Front commun lance un appel à la reprise du travail, afin de renforcer sa position dans les négociations ( !). Avec le recul, il est clair que ces syndicats étaient redevables à l'État et ne pouvaient pas dépasser cela. Les travailleurs, cependant, se sont démobilisés et la grève s'est terminée pour la plupart des travailleurs le 16 mai.

Les dirigeants du Front commun sont libérés le 20 afin d'imposer la paix sociale. Ils ont conclu un accord impliquant des gains très limités. Le salaire minimum hebdomadaire de 100 $ a été obtenu, mais, dans l'ensemble, les travailleurs ont reçu environ 5 % d'augmentation de salaire (par opposition aux 8 % qu'ils réclamaient) et l'égalité salariale des travailleurs n'a même pas été discutée. Le fait que les travailleurs ne se soient pas soulevés à nouveau à ce moment-là témoigne de l'influence que les syndicats ont conservée, même si les pratiques des travailleurs les ont supplantés

Comprendre la grève générale de 1972

Le fait que les syndicats aient joué un rôle déterminant dans la défaite de la grève dans les deux phases, en annulant le mandat de la majorité des grévistes et en les dupant pour qu'ils mettent fin à la grève contre leurs intérêts, démontre la séparation des syndicats (même dans leurs phases les plus combatives et radicales) sur et contre la classe ouvrière.

Non seulement les syndicats ont étouffé l'initiative de la classe ouvrière pendant les moments critiques de la grève, mais le rôle ultime du Front commun a été de servir de médiateur dans la lutte des classes et de parvenir à un compromis lorsque celle-ci était à son paroxysme. Le syndicat n'est possible que lorsqu'il y a un patron avec qui négocier, et en tant que tel, il ne peut aller au-delà du patron.

Bien que brièvement, les travailleurs ont été en mesure d'établir un terrain de classe qui leur était propre par le biais de réunions de masse et de comités de grève. Cette auto-organisation leur a apporté non seulement de l'expérience, de l'action et de la force par le nombre, mais a également ouvert de nouvelles voies tactiques.

Contrairement à la lâcheté sporadique des syndicats face aux injonctions contre la grève, les travailleurs québécois de mai ne concevaient pas leurs actions comme légales ou illégales, du moins pas dans un sens significatif. Ils ont senti l'urgence et ont exécuté selon leur volonté, par le biais de leurs organisations indépendantes, les mesures nécessaires pour construire et étendre leur mouvement et faire valoir leurs revendications.

Par exemple, en mai dernier, les travailleurs ont bloqué trois ponts et ont bombardé deux fois la station électrique du système de métro afin de faire respecter la grève. Ce caractère tactique du terrain ouvrier est d'une importance capitale, car, en 1972 comme en 2020, l'État se réserve tout droit de rétablir l'"ordre" bourgeois lorsque la classe ouvrière s'affirme.

L'indépendance et l'immédiateté de l'action et de l'organisation des travailleurs québécois contredisaient également les syndicats en matière de libération nationale. Pour ces derniers, un Québec indépendant est une condition préalable absolue au développement de la lutte de classe vers le socialisme. Dans la pratique, les travailleurs ont répudié cette position puisqu'ils se sont organisés en tant que classe indépendante de toute question nationale. La tâche qu'ils se fixent est celle de tous les travailleurs dans le capitalisme : l'affrontement contre l'impérialisme et l'oppression nationale à la racine, la prise du pouvoir par les travailleurs et la transformation fondamentale du tissu socio-économique, c'est-à-dire le communisme.

La dépendance des travailleurs québécois à l'égard du syndicat n'était pas importante - ils s'étaient prouvé à eux-mêmes qu'ils n'en avaient pas besoin. Pourtant, ils ont cédé au syndicat à la fin de l'une ou l'autre des phases de la grève générale. Si une petite minorité de travailleurs a continué à faire la grève, elle n'était ni organisée ni assez influente pour constituer une alternative viable.

Aujourd'hui, si nous voulons éviter les pièges de 1972, nous avons besoin d'une organisation qui comprenne le cours de la lutte des classes dans son ensemble et qui promeuve l'indépendance de toute la classe ouvrière. Les travailleurs doivent savoir, avant et pendant le déroulement de la crise, qu'ils sont les seuls à pouvoir se libérer. L'autodéfense spontanée de la classe ouvrière doit être unie à un organe politique de la classe ouvrière, qui unit le mouvement ouvrier au niveau international pour attaquer l'ennemi commun du capital.

Azdak
Klasbatalo
Tuesday, August 2, 2022

1919

1919 is the journal of the two North American affiliates of the ICT, Klasbatalo and Internationalist Workers' Group.