Crise et reprise de la lutte de classe

Article paru en Italien dans Prometeo n°6, VIème série, décembre 2002

La crise que vit à l’échelle internationale le système capitaliste est peut-être la plus profonde et la plus grave qui ait été depuis celle des années trente du siècle dernier. De plus, elle se développe après une longue série de crises locales qui ont mis à genoux des pays comme la Russie, les fameux Tigres Asiatiques, le Japon et le Brésil, pour ne rien dire de l’Argentine et de tout le reste du continent Sud Américain. Tout ceci, dans le cadre d’attaques contre les salaires et les conditions de vie du prolétariat qui se sont succédées à un rythme frénétique y compris dans les pays développés au sens capitaliste du terme. Le marché du travail de type fordiste, basé sur l’échange: paix sociale contre travail et salaire assuré, a été radicalement remis en cause par l’introduction de contrats de travail dans lesquels la seule chose assurée est le droit du capitaliste à disposer de la force de travail à son grès en relation avec les besoins du cycle économique. Dans certains secteurs, les rapports de travail se situent réellement aux frontières d’un véritable esclavage. Il en est ainsi, par exemple, pour tous les contrats qui concernent les immigrés pour lesquels, en Italie et dans une grande partie de l’Europe, comme cela s’est déjà produit aux USA, une situation juridique particulière a été assignée, qui par certains côtés, correspond à une subordination au “propriétaire” de type totalement esclavagiste. Et les choses ne sont pas fondamentalement différentes pour une grande part des travailleurs des métropoles capitalistes.

Dans une enquête sur le terrain récemment effectuée par la journaliste américaine Barbara Ehrenreich (1), nous apprenons par exemple que pratiquement 30% de la population active des Etats-Unis gagne moins de huit dollars l’heure quand, selon les données de la National Coalition for the Homeless, en 1998 déjà, “_pour pouvoir résider dans un studio et y payer ses charges, un travailleur devait gagner 8,89 $ l’heure (en moyenne nationale)
(2).

En réalité, dans les dernières années, malgré la hausse vertigineuse de la productivité, les conditions de travail et de vie du prolétariat en général et des classes sociales proches se sont énormément détériorées. La mondialisation tant exaltée et les politiques néo-libérales adoptées à sa suite auraient dû, selon les attentes des économistes bourgeois, assurer le développement, le bien-être, et la liberté sur toute la planète. Elles ont, comme c’était facilement prévisible, misérablement fait faillite. Et on voit l’un des défenseurs les plus acharnés de ces politiques, le prix Nobel d’économie 2001, ex-conseiller du président des USA Bill Clinton et membre de la Banque Mondiale, Joseph E. Stiglitz, obligé d’admettre les désastres qui en dérivent et que ce sont les couches les plus aisées qui en ont profité. Il écrit dans son dernier ouvrage: “même quand les résultats [de la mondialisation et des politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI, ndr] n’ont pas été aussi désastreux, quand ils ont favorisé une croissance temporaire, souvent ce sont les couches les plus aisées qui ont été avantagées, tandis que les pauvres sont devenus encore plus pauvres(3). Pour Stiglitz, naturellement, la cause du désastre n’est pas à rechercher dans les contradictions structurelles du système capitaliste dont la mondialisation n’est qu’une conséquence, mais dans la manière erronée dont cette dernière est menée. Il écrit ainsi dans la préface au livre mentionné “je considère que la mondialisation, c’est à dire l’élimination des barrières à la liberté du commerce et la plus grande intégration des économies nationales, peut être une force positive qui a toutes les capacités pour enrichir tout le monde, en particulier les pauvres. Mais pour ce faire, il est nécessaire de repenser avec attention la façon dont elle a été gérée(4).

Le fait que, face à l’appauvrissement brutal de vastes zones de la planète et que face à une crise dont on prévoit le dépassement toujours pour plus tard, un des économistes bourgeois des plus important n’ait rien de mieux à proposer que de repenser les politiques considérées comme responsables du désastre dans un sens plus graduel, ceci constitue peut-être la preuve la plus convaincante que, sur le terrain des politiques économiques, la bourgeoisie n’a plus rien à opposer à cette crise.

A la lumière des précédents historiques, il n’est pas hasardeux de prévoir des phénomènes de généralisation de la misère allant jusqu’à affamer un nombre croissant d’individus et l’intensification des poussées vers la militarisation des conflits économiques et l’augmentation des guerres (5).

En vérité, une alternative existe. Ce n’est pas celle d’un capitalisme réformé, à visage humain ni le cliché nébuleux d’un autre monde possible cher aux anti-mondialistes. Mais c’est le dépassement révolutionnaire des rapports de production actuels et la construction d’une société socialiste, c’est à dire d’une économie nouvelle qui, laissant de côté le profit et l’argent, puisse se donner le but de renverser tous les paramètres qui règlent actuellement l’activité productive pour en faire un instrument de satisfaction des besoins réels de l’humanité au lieu de son exploitation et soumission à une petite minorité. Jamais peut-être comme aujourd’hui le socialisme n’a été une nécessité. Ce n’est pas seulement la possibilité d’un désastre économique qui en indique l’actualité, mais l’ambiance sociale dans son entier qui en réclame la réalisation urgente. Il suffit de penser, par exemple, aux dommages très graves causés à l’environnement par le mode de production capitaliste et le risque tout à fait concret de voir, en l’espace de quelques décennies, la vie humaine rendue impossible sur cette planète, pour s’en rendre compte. Jamais, tout au moins dans l’histoire du capitalisme moderne, la question de la recherche d’une alternative historique à l’état des choses existant ne s’est posée d’une façon aussi dramatique. Et pourtant, jamais comme aujourd’hui cette alternative n’a été autant méconnue, ou en tout cas négligée justement par ce prolétariat qui, par sa place spécifique dans la production, est identifié par le marxisme comme le seul sujet réellement capable de créer ce dépassement de l’organisation sociale actuelle.

Nouveaux sujets?

L’émergence de ce divorce n’est pas récente et, dans les années soixante nous avons déjà vu fleurir des écoles de pensée qui en tiraient la conclusion que le marxisme était obsolète et qu’il convenait donc de le dépasser. A partir de là, la tentative d’aller au-delà de Marx a revêtu l’aspect d’une course frénétique et c’est frénétiquement que s’est faite la recherche d’éventuels nouveaux sujets révolutionnaires qui devaient se substituer au prolétariat pour abattre le capitalisme. Par exemple, le puissant développement de la grande industrie dans l’après deuxième guerre mondiale jusqu’au début des années 70 et l’amélioration notable des conditions de vie du prolétariat des pays capitalistes avancés n’a pas été considérée comme une manifestation d’une phase déterminée du cycle d’accumulation capitaliste, et de ce fait un phénomène nécessairement limité dans le temps et dans l’espace, mais comme une donnée structurelle irréversible, permanente et généralisée, d’où on extrapola l’intégration définitive du prolétariat dans l’orbite des rapports capitalistes et la fin de toute possibilité d’opposition entre elle et la bourgeoisie, et on pensa, par conséquent, que le nouveau sujet révolutionnaire était à chercher en dehors du monde de la production où l’intégration avait lieu. Partant de là, le rôle de sujet révolutionnaire est passé du prolétariat aux intellectuels, de ceux-ci aux étudiants puis aux ouvriers-masse et ainsi de suite. Aujourd’hui, on est convaincu que le protagoniste du vague nouveau monde possible est à rechercher dans un nouveau fantasme, celui des multitudes, qui se serait matérialisé grâce au fait que la plus-value réalisée dans la production des marchandises, qui seraient devenues des marchandises immatérielles, ne serait plus le fruit de l’exploitation de la force de travail, mais de l’appropriation d’un vague savoir diffusé dans la société, donc n’appartenant pas à une classe sociale, mais évidemment aux multitudes.

Sans faire une critique de tous les essais de dépassement de Marx, on peut souligner que ces tentatives ont toutes en commun un présupposé méthodologique identique. Toutes transforment l'abstraction théorique nécessaire à la compréhension du monde réel en un sujet indépendant des individus et de leur vie. En l'espèce, on oublie donc que "les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu'ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence" (6). La classe est une abstraction déterminée à partir de raisons matérielles qui rapprochent une partie des individus qui composent la société contre une autre, laissant de côté les conditions spécifiques qui mettent ces individus en concurrence entre eux-mêmes. Affirmer que cela implique mécaniquement que, à cette abstraction, produit de l’identification des raisons qui déterminent l’appartenance, corresponde également mécaniquement la reconnaissance de cette appartenance par les individus réels revient à affirmer que ces derniers, grâce à l’abstraction, cessent réellement d’exister en tant qu’individus, et avec eux leurs conditions matérielles spécifiques d’existence - c’est à dire les modes de production de leur vie immédiate - se dissolvent mécaniquement dans les conditions générales qui déterminent leur appartenance de classe. Au contraire, il y a entre les deux une corrélation très étroite et les comportements des individus qui les vivent ne peuvent pas être compris sans une détermination critique des mutations qu'elles subissent en rapport avec le développement et avec les modifications qui, petit à petit, touchent le processus d'accumulation du capital. Le processus de prise de conscience de cette appartenance ne peut donc qu'être influencé par ces modifications à moins que l'on considère que ce processus consiste en une sorte de révélation d'une idée opposée à une autre, c'est à dire que l'on défendrait "la praxis partant de l'idée" (7) quand, au contraire, si l'on veut réellement rester sur le terrain du matérialisme historique, il est nécessaire de faire le contraire. Mais il faut être attentif au fait que c’est justement parce que l’on part de la praxis qu’il ne s'agit pas d'une simple reproduction et représentation de données objectives. Il s’agit d'un processus global qui inclue en lui-même le mécanisme d'élaboration critique des données et le résultat de ce processus ne reste pas dans les cartons des archives de l'histoire, mais il se retourne sur les données et interagit avec elles.

Du point de vue du matérialisme historique, des affirmations comme le prolétariat a failli à sa mission historique ou le prolétariat a déçu les attentes sont dépourvues de signification, tout comme la recherche de nouveaux sujets révolutionnaire: la base matérielle de l'antagonisme qui met face à face bourgeoisie et prolétariat, c'est à dire les rapports de production capitalistes, non seulement n'a pas été entamée ne serai-ce qu'un minimum, mais s'est depuis généralisée.

En réalité, ce qui émerge, c'est l'incapacité à lire de façon critique les grandes mutations qui se sont produites au cours du temps. Les grands processus de concentration et centralisation du capital (pour ne relever que les évènements les plus saillants de l'histoire récente du capitalisme, le passage du capitalisme de concurrentiel à monopolistique - Impérialisme - les deux guerres mondiales, produites par les crises du premier et du second cycle d'accumulation du capital, la défaite de la Révolution d'Octobre, avant poste d'une possible révolution internationale, et pour finir les grands mouvements de restructurations et l'introduction de la microélectronique dans les processus de production, conséquences de la crise du troisième cycle d'accumulation capitaliste qui se manifeste depuis le début des années 70 du siècle dernier (8 ne peuvent être ignorés si l'on veut sérieusement tenter de comprendre la phase actuelle de la lutte des classes qui, en dehors de cas récents mais encore isolés, laisse encore l'initiative dans les mains de la bourgeoisie malgré les risques d'explosion d'une crise dévastatrice qui se font jour après jour plus concrets.

Avec le passage de la chaîne de montage rigide aux machines à commande numérique c'est toute l'organisation du travail en usine qui a changé. Les usines elles-mêmes ont changé physiquement, en tant que lieu de concentration d'un grand nombre de travailleurs et la composition de la classe a évolué avec la prolétarisation de couches toujours plus importantes de la petite bourgeoisie et la sous-prolétarisation de couches consistantes de la classe ouvrière.

Enfin, la structure du salariat et de son marché a été modifiée. Les syndicats qui, avec le triomphe de la grande industrie et le passage à la phase impérialiste avaient déjà subit une transformation profonde, devenant des éléments essentiels du programme capitaliste, avec la prépondérance des contrats individuels et du travail précaire tendent de plus en plus à se transformer en instruments de répression de la lutte syndicale elle-même et donc à faire structurellement parti de l'appareil d'Etat. Pourtant, face à tout cela, c'est à dire face à l'évidence que les lieux réels où la lutte économique peut arriver à maturité se sont modifiés et que les espace revendicatifs sont pratiquement nuls, l'idée que la reprise de la lutte de classe passe par la reconstruction pure et simple de nouveau syndicats est encore courante. Pour certains ces syndicats permettraient même de dépasser le seul terrain économique. Nous, au contraire, parlons de la nécessité de construire de nouvelles organisations locales de quartier, de ville et d'usine étroitement liées au parti.

Mais, au-delà des problématiques attachées aux profondes mutations de la structure du salariat et de son marché, de l’organisation du travail et de sa division à l’échelle internationale dont nous nous occupons plus précisément dans l’article de Prometeo "La composizione e ricomposizione ..." mentionné plus haut, ici nous voulons souligner un autre aspect étroitement connecté au processus de production d’une conscience de classe clairement sur le terrain de l’anticapitalisme que l’on ne considère que rarement avec l’importance qu’il revêt. C’est qu’avec le développement capitaliste, les formes de domination idéologique que la bourgeoisie exerce sur le prolétariat elles aussi se modifient. Elles permettent de faire prévaloir dans les rangs de l’adversaire de classe les idées, comportements et finalement styles de vie conformes aux exigences de valorisation du capital et de la conservation du système.

La domination idéologique de la bourgeoisie

Dans le système capitaliste, comme on le sait, le but de la production de marchandises est l'extraction de plus-value grâce à l'exploitation de la force de travail. Même si, pendant une longue période, les marchandises produites ont été majoritairement des marchandises dont la valeur d'usage était étroitement corrélée avec leur aptitude à satisfaire les besoins qui surgissent des processus vitaux de la production et reproduction humaine, tout cela n'intéresse que marginalement le capitaliste, uniquement quand cela constitue la condition pour qu'il y ait une demande pour cette marchandise, c'est à dire qu'elle constitue un marché.

Contrairement à ce que l'on croit généralement, le développement des forces productives lui-même n'est pas produit par la nécessité de satisfaire des besoins croissants ou les demandes d'une population croissante, mais est la conséquence du fait que, grâce à l'exploitation de la force de travail, a chaque cycle productif, les capitaux s'accroissent. Cette augmentation, ainsi que celle de la production de marchandises, n'est pas la conséquence de la nécessité de développer la satisfaction des besoins, bien que ces besoins soient vitaux, mais du fait qu'à chaque cycle reproductif des capitaux toujours plus importants sont disponibles ou que la reproduction du capital intervient sur une base élargie. Un capitalisme sans reproduction élargie des capitaux est un pur non-sens et de fait, quand cela se produit ou simplement quand le taux de croissance n'est pas suffisamment élevé, la production de marchandises ralentie et le système entre en crise. Pour l'éviter, il est donc nécessaire que la production de marchandises augmente au moins proportionnellement à l'augmentation du capital concentré dans celle-ci. Il est maintenant évident que si la quantité des besoins vitaux à satisfaire décroît parce que la production de marchandises qui doivent les satisfaire s’est accrue, et/ou si on ne constate pas une croissance démographique, il se crée un surplus de marchandises qui sont invendues ou, et en dernière instance c'est la même chose, un surplus de capitaux qui restent inutilisés. De cette contradiction, à un certain point du développement capitaliste, provient la tendance d'une part à produire des marchandises, voire des biens d'équipement, prévus pour avoir une durée de vie très brève et, d'autre part, à créer de nouveau besoins qui justifient la production de nouvelles marchandises. Penser par exemple à l'essor des moyens de transport individuels au détriment des transports collectifs qui dépérissent, malgré que les premiers entraînent des coûts tant individuels que collectifs beaucoup plus forts, sans parler des dommages environnementaux.

Dans les dernières décennies avec la naissance de l’électronique puis de la micro-électronique, la quantité de marchandises toujours moins corrélées à la satisfaction d’un besoin vital s’est accru jusqu’à la démesure. Notamment grâce à l’apparition de nouveaux moyens de communication comme la télévision qui, non seulement fait parti de ce type de biens, mais a aussi la fonction de favoriser la diffusion de masse de besoins fictifs. Aujourd'hui, justement parce qu’elles sont plus que jamais associées aux besoins induits par les exigences de l’accumulation et de la conservation capitaliste, ces marchandises incorporent, en plus du travail vivant et mort qu’elles matérialisent, “l’âme” du capital. En conséquence, elles incorporent tout le point de vue de la bourgeoisie, sa conception du monde et de la vie, son idéologie et s'en soustraire est pour divers motifs pratiquement impossible. La caractéristique fondamentale de ces marchandises conçues et produites à grande échelle pour le plus grand nombre possible de consommateurs, est leur capacité à satisfaire individuellement des besoins qu'il serait plus opportun et moins coûteux - d'un point de vue général - de satisfaire avec des biens d'usage collectifs. De cette façon, chaque individu constitue un universel à lui seul, atome parmi les atomes, concrètement séparé de tous les autres individus y compris ceux appartenant à la même classe.

Tout cela n'est pas une nouveauté absolue: l'idéologie dominante a toujours été l'expression des rapports de productions existants. Par contre, la diffusion de moyens de communication de masse, en particulier audiovisuels, a entraîné un tel raffinement et une telle diffusion de ses processus de reproduction dans les masses que c'est souvent au niveau de la domination idéologique de la bourgeoisie que l’on croit que se situe la reproduction des rapports de production existants alors qu'au contraire ils n'ont jamais étés autant liés à la production de marchandises, à la marchandisation de chaque instant de la vie sociale et de la production des idées.

Rien à voir avec des biens immatériels! Nous sommes ici devant la matérialisation, par sa marchandisation, de l'idéologie, une sorte de "pensée-marchandise" qui conditionne l'existence des individus au-delà de leur propre volonté, imposant avec la force des choses des styles de vie et des valeurs qui sont propres à la classe dominante.

La puissance de cette domination, sa capillarité et le fait qu'elle s'exprime en grande partie grâce au contrôle des moyens de communication de masse amène certains à penser qu'il ne peut y avoir de réel développement d'une conscience authentiquement anticapitaliste, y compris sur le terrain de la simple lutte économique, si le prolétariat et ses avant-gardes ne réussissent pas à s'opposer à cette domination sur le même terrain à travers la production autonome d'idées. C'est un peu le serpent qui se mord la queue. En vérité, pour les raisons que nous avons vues, une expansion de la reprise de la lutte de classe ne serai-ce qu’au niveau économique ne peut précéder une exacerbation des contradictions propres au processus d'accumulation du capital et de production des marchandises. De plus, l'interconnexion très forte existant entre celle-ci et la production des idées dominantes laisse supposer que, au cas où une rupture dramatique dans l'économie devait se produire, elle pourrait, en dépit de toutes les télévisions du monde, s’étendre en peu de temps à la totalité du processus de production de l'idéologie dominante. De même, les expériences les plus récentes, comme l'Argentine, le démontrent, il ne s'agit pas de rester à sa fenêtre à attendre un éventuel effondrement. Parce que, justement comme nous l'avons vu, le processus de production d'une conscience d'opposition clairement anti-capitaliste n'est pas le produit de la reproduction simple des données objectives, mais implique la ré-élaboration critique de l'expérience des prolétaires individuels et/ou des catégories particulières dont ils font partie. Un organisme collectif, donc non atomisé par et dans une expérience particulière, comme seul peut l'être un parti expression de l'autonomie des intérêts de classe du prolétariat face à la bourgeoisie est indispensable. La question de l'absence du prolétariat n’a de sens que si elle est reposée conjointement à celle du comblement de la lacune la plus importante, c'est à dire la nécessité de la reconstruction du parti révolutionnaire. Malheureusement la défaite de la Révolution d'Octobre d'abord, l'écroulement de l'URSS ensuite ont produit, parmi mille autres dégâts, une sorte d'idiosyncrasie diffuse contre le mot même de parti. On considère comme inéluctable que, une fois que le prolétariat a conquis le pouvoir, le parti, qui l'a pourtant guidé dans la révolution, devienne un parti-Etat et dégénère en cette sorte de monstrueux Big Brother qu'était devenu le parti communiste russe. Maintenant, grâce à une relecture critique de l'expérience russe, on peut certainement relever les erreurs innombrables commises par le parti bolchevik (et comment n'aurait-il pas pu ne pas les commettre, vu qu'un parti est fait d'hommes?); on peut même être en désaccord avec certains, voire beaucoup des choix qu’il a fait, mais on ne peut que relever que sa dégénérescence est le produit de la défaite de la révolution et non le contraire et de plus que, sans la présence du parti, bâti longtemps avant les évènements qui amenèrent la révolution et bien enraciné dans la partie la plus ardente de la classe, il n’y aurait pas eu de révolution. Bien entendu, il ne s’agit pas de répéter purement et simplement les expériences du passé, mais de suivre un parcours partant d’un bilan intransigeant et rigoureux du passé, et en particulier de l’expérience russe, et comprenant ceux qui, bien que s’opposant à sa dégénérescence, n’ont pas réussi à en tirer les conséquences, et sont restés ainsi, en quelque sorte, ensevelis sous les ruines de son effondrement.

Il est même absurde de parler de reprise de la lutte de classe, comme il serait absurde de le faire en laissant de côté l’évaluation attentive de toutes les modifications qui se sont produites dans les formes de domination de la bourgeoisie, sans comprendre combien les dégâts commis par le stalinisme sont importants et que cette expérience est intégralement interne au capitalisme. En fait, il ne s’agit pas tellement de reparcourir les raisons de la défaite de la Révolution,, qui ont été en grande partie dévoilées, mais plutôt de comprendre que rien de ce qui s’est produit après la défaite n’a eut de rapport avec le socialisme et ne peut en quelque sorte d’être utilisé.

Il est fort probable que le prolétariat, poussé par le durcissement de la crise économique dont on voit plusieurs signes, reprenne la lutte pour défendre ses intérêts immédiats et plus fondamentaux, mais ceci, bien que constituant une des conditions indispensables, ne sera pas en soi suffisant pour la maturation et la radicalisation d’une conscience clairement anticapitaliste et révolutionnaire s’il n’est pas complètement clair que le socialisme n’est pas la simple expropriation des moyens de production, c’est à dire la poursuite de l’économie capitaliste entre les mains de l’Etat, mais c’est la rupture définitive avec l’économie elle-même, du moins comme cette économie a jusqu’à présent été entendue. C’est la rupture avec le concept même de valeur sous toutes ses formes et pour cela il s’oppose à l’exploitation de l’homme par l’homme, à l’argent, et plus encore à l’accumulation et à la production de marchandises pour la marchandise, c’est à dire du mécanisme infernal dont l’engrenage risque de broyer l’humanité entière. En bref, il ne s’agit pas d’un vague monde possible, mais une alternative moderne et précise au capitalisme, qui implique de définir les instruments politico-organisatifs et la stratégie nécessaire pour y parvenir, donc un parti révolutionnaire qui doit l’élaborer. Voilà ce que sont les vrais problèmes auxquels il faut se confronter. Hic Rhodus, hic saltus, dirait Marx.

(1) Barbara Ehrenreich Una paga da fame - p9 - Editions Feltrinelli, avril 2002.

(2) Ibid p8.

(3) Joseph E. Stiglitz, La globalizzazione e suoi oppositori - p14 - Giulio Einaudi Editore, 2002.

(4) Op cit.

(5) voir Prometeo n°6, dec 2002: _La guerra permanente è la risposta alla crisi del capitalismo americano (La guerre permanente est la réponse à la crise du capitalisme américain)
(6) K Marx, l'Idéologie Allemande p 112 Ed Sociales.

(7) ibid.

(8) voir à ce sujet Prometeo n°6, décembre 2002: _Crisi del ciclo di accumulazione del capitale e crisi congiunturali (Crise du cycle d'accumulation du capital et crises conjoncturelles)
ainsi que le document du BIPR Quelques précisions sur la crise Argentine.