Les États-Unis, Qatar, et les ‘Nouveaux’ Alignements Impérialistes

La version officielle serait à l’effet que l'Arabie saoudite, soutenue par l'Égypte, les Emirats, Bahreïn et d'autres acolytes dans le Golfe, essaierait d'isoler le Qatar du reste du monde arabe comme punition pour trahir la cause sunnite et pour financer le terrorisme jihadhi. Comme tous les mensonges, celui-ci contient un élément de vérité qui dissimule d'autres aspects de la situation qu’on doit taire. C’est un fait que le Qatar a financé le Hezbollah libanais à hauteur de 700 millions de dollars et a accordé 300 millions de dollars supplémentaires à certains groupes jihadistes syriens. Il a aussi considérablement financé ISIS et le Front al-Nosra à Bagdad, en plus d’avoir des relations commerciales et économiques avec l'ennemi iranien qui inclue la gestion d'un énorme gisement de gaz naturel dans le golfe Persique. Pour la monarchie saoudienne déjà suspicieuse – qui a toujours cherché à garder le Qatar hors de l’orbite du régime chiite – la véritable provocation vint lorsque l'Emir du Qatar téléphona au président iranien Hassan Rohani afin de le féliciter pour sa réélection. Par contre, ce qu’on doit taire c'est que les mêmes régimes arabes, qui condamnent maintenant le Qatar, ont eux aussi financé des organisations djihadistes, permis la naissance et le développement de l'État Islamique, et soutenu le Front al-Nosra par quelque moyen que ce soit. Mais ce n'est pas un secret. En fait, pour ces pays, les secrets résident ailleurs et concernent les relations impérialistes qui sont sur le point d'être accélérées et modifiées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Mais prenons les choses dans l’ordre. En fait, l'initiative saoudienne a eu lieu peu de temps après la visite de Trump à Riyad. Dans ce cas, le président américain – le pire diplomate (et pas seulement diplomate) que Washington ait eu au cours des dernières décennies – a été très impressionnant. Cette visite cherchait à rétablir une relation fortement abimée par les enjeux énergétiques, et d'autres questions, en accordant des crédits au roi Salman de 110 milliards de dollars pour le réarmement et de 200 milliards de dollars pour l'infrastructure, et ce au moment-même où la monarchie saoudienne est plongée dans une crise économique et sociale. Ce souffle d'oxygène a incité Riyad à freiner les ambitions du Qatar dans le monde sunnite où, après trois ans de baisse des prix du pétrole brut, le royaume saoudien n'a plus les mêmes moyens financiers qu'auparavant. Alors que les Saoudiens ont entamé des hostilités contre le pétrole États-Unien (hostilités visant à faire baisser le prix du brut), cette manœuvre s’est également retournée contre les propres intérêts de Riyad. D'autre part, Qatar - le premier producteur mondial de gaz naturel liquéfié - a pu augmenter ses revenus énergétiques et ainsi développer son ambition de jouer un plus grand rôle impérialiste sur les différents marchés internationaux et dans le monde arabe. L'animosité saoudienne résulte précisément de cette crainte que le petit, mais financièrement puissant, Qatar puisse s’aménager des espaces économiques, politiques et religieux de plus en plus larges, menaçant ainsi la suprématie saoudienne dans le monde sunnite et plus généralement sur la scène arabe globale. Cet ancien protectorat britannique, qui accueille également une importante base américaine et qui a fait des démarches partielles auprès du président Trump, possède maintenant presque davantage de biens immobiliers à Londres que la monarchie britannique, y compris le grand magasin Harrods, le très sophistiqué immeuble Shard construit par Renzo Piano, une partie du quartier d’affaires Canary Wharf et de la London Stock Exchange, ainsi que des terrains et des hôtels sur la Costa Smeralda, la futuriste Porta Nuova à Milan, et la marque Valentino. L'activité de la petite – mais ô combien exaltante – monarchie Al-Thani ne se limite évidemment pas aux achats mondiaux. Elle investit également dans la production, comme en Allemagne, où elle a acheté des parts dans Porsche et Volkswagen. Fort de cette énorme disponibilité de capitaux, le Qatar essaie d'exploiter les faiblesses et les contradictions de la région pour accroître son propre leadership, allant même jusqu’à reconnaître politiquement les branches iraniennes, libanaises ou irakiennes du chiisme, ce qui a évidemment engendré des heurts avec l'Arabie saoudite et d'autres États du Golfe. Mise à part l'excuse bien pratique du financement terroriste, le véritable enjeu porte sur leurs forces respectives face au pouvoir impérialiste.

Pour l'Arabie saoudite, l'objectif principal est de maintenir son leadership sunnite, ce qui signifie pour elle de préserver son rôle clé au sein de l'OPEP afin de contrôler la quantité d'huile produite dans toute la région ainsi que pour déterminer son prix de vente. Enfin, elle vise la domination militaire du golfe Persique. La lutte contre son ennemi et concurrent iranien – comme, par exemple, lors de son intervention militaire au Yémen contre les rebelles chiites Houthi soutenus par le gouvernement de Téhéran – découle de ces besoins impérialistes. Ainsi, l'Arabie saoudite, soutenue par les États-Unis, n'a pas hésité un instant à couper tous les liens terrestres, aériens et maritimes avec Doha, pour contenir les ambitions de l'Emir Al-Thani en formant une coalition anti-Qatar que les Emirats Arabes Unis, Bahreïn, l'Egypte, la Jordanie et le Yémen ont été ‘obligé’ de joindre. La réponse ne s’est pas fait attendre et, puisqu’un front opposé a immédiatement surgi pour soutenir Al-Thani, elle signifie que les tensions impérialistes augmentent. L'Iran, sous son nouveau président Rohani, lui a donné accès au Golfe par l’entremise de trois ports afin de rompre l'isolement du Qatar et pour qu’il puisse continuer à échanger avec le reste du monde. La Turquie d'Erdogan, un des piliers impérialistes de la région qui convoite l’hégémonie de l'Arabie saoudite dans le monde sunnite et qui cherche à défendre son rôle de plaque tournante de la distribution d'énergie, a promis d'envoyer des contingents militaires pour défendre l'Emir si nécessaire.

Pour l'Egypte, la Coalition anti-Qatar a essentiellement deux aspects. Premièrement, elle se veut une vengeance du gouvernement actuel d’Al-Sissi, qui n'a pas apprécié le soutien aux membres des Frères musulmans fournis par Doha lors des événements récents entourant la guerre civile (coup d'état) de 2014. Deuxièmement, elle est une tentative de l'Egypte de reprendre un rôle de premier plan au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, à un moment où la signification interne et externe, marquée par la profonde crise économique et sociale du «printemps arabe», est à nouveau définie. L'exemple le plus significatif est celui de la Libye où l'Égypte soutient l'une des factions – celle du général Haftar – contre le gouvernement de Tripoli reconnu par les puissances occidentales. Le général Haftar reçoit à son tour un soutien politique, diplomatique et probablement même militaire de la Russie[i].

Quant aux États-Unis, le président Trump – qui est derrière le mouvement anti-Qatar / pro-Arabie Saoudite – fourre son nez partout. En plus de la Syrie, où l'engagement des États-Unis semble croître afin d'empêcher la Russie et l'Iran d’avoir le champ libre dans la fausse lutte contre ISIS (puisque le véritable objectif n'est pas de saper le «califat noir», mais de contrer l'impérialisme russe sur les rives syrienne et libyenne de la Méditerranée), Trump est également dédié au front anti-Iran, de sorte que les ouvertures du Qatar à la république de l'Ayatollah ne sont nullement appréciées. De la même façon, les investissements d'Al-Thani, qui se chiffrent en dizaines de millions de dollars en Europe et en Allemagne en particulier, sont vus comme l'une des principales raisons pour laquelle il y a un trou de 500 milliards de dollars dans la balance de paiements aux États-Unis. Mais la campagne contre le Qatar doit prendre en compte le fait que l'aéroport d'Al-Oudeid est la plus grande base militaire des États-Unis au Moyen-Orient. Ce n'est pas un hasard si Trump, après avoir mis au ban Doha, a dû partiellement reculer en baissant le ton face à l’isolement du Qatar. En même temps, l'Europe, en particulier l'Allemagne, n'a pas approuvé cette action contre le Qatar, appelant Merkel à commenter que, sous la gestion du nouveau président, les États-Unis n’étaient plus ‘fiables’. Ce n'est qu'un recul partiel puisque tous les intérêts précédents continuent de se faire ressentir et sont prioritaires dans les priorités stratégiques de l'impérialisme américain. Personne ne doit se laisser tromper par la «fureur iconoclaste» de Trump qui, tant qu’il lui est permis de le faire, essaie de détruire les succès diplomatiques d'Obama (l’accord climatique de Paris, la « trêve » avec Cuba, la reprise des relations diplomatiques avec l'Iran, qui ont tous été annulés), comme si son but principal était de concurrencer son prédécesseur. Trump donne corps au slogan "l’Amérique en premier". Il le fait à sa façon et en croyant qu'il est trop tôt pour se prononcer face au rôle de Washington dans le monde "post-crise". La situation économique et financière des États-Unis est considérablement accablée par une série de montagnes d'emprunt allant du fédéral (20 000 milliards de dollars) à un déficit de la balance des paiements de 500 milliards de dollars. Dans l'ensemble, lorsque les États fédéraux, les dettes des ménages, et des entreprises sont inclus, le déficit atteint 350% du PIB, ce qui fait des États-Unis l'un des pays les plus endettés au monde. Avec son appareil industriel qui s’écroule et une masse croissante de capitaux spéculatifs qui pourraient éclater à tout moment dans une répétition dévastatrice de la crise des «subprimes». C'est un impérialisme sanglant qui ne survit que par la domination du dollar et des armes qui le défendent. Ainsi, les actions de Trump, aussi fortes et contradictoires puissent-elles paraître, ne sont en réalité qu'une autre tentative pour renforcer un empire qui, autrement, aurait encore plus de difficulté à jouer son rôle hégémonique dans le monde.

Donc, si la colère frénétique de Trump semble avoir été déclenchée par la prise de bec entre Riyad et Doha, face aux déclarations prétendument faites à l'époque par l’émir du Qatar Tamim Ben Hamad Al-Thani, les vraies raisons se trouvent ailleurs. L'agence de presse officielle du Qatar, QNA, a publié quelques-unes des déclarations du cheikh qui soulignent l'opposition excessive et croissante à la politique anti-Téhéran. Dans les soi-disant déclarations d’Al-Thani, il exprime son soutien et sa solidarité avec l'Iran, ainsi que le Hamas et le Hezbollah, en supposant que, sur le plan politique, Trump est à un tel point incapable qu'il ne durera pas longtemps à la Maison-Blanche. En fait, cependant, le virage sur 360 degrés des États-Unis par rapport à sa position impérialiste est la conséquence de la nouvelle direction du conflit contre tout et tout le monde, Téhéran et Moscou inclus. Dans ce contexte, « l'affaire Qatar » n'est qu'un petit maillon dans une longue chaîne.

Quant à l'impérialisme russe, alors qu'il poursuit sa «guerre» en Syrie et intensifie son soutien au général Haftar en Libye, en plus d’un appui diplomatique à l’Egypte – le «sponsor» officiel du général à Tobrouk – il semble être désintéressé pour le moment à la question du «Qatar», même s’il n'a pas caché sa sympathie pour le régime de Doha qui se positionne contre la «pax Saudi Arabiana» et le front américain. Néanmoins, Poutine entretient des liens énergétiques, économiques, financiers et même possiblement militaire avec d'anciennes républiques soviétiques. À l’Expo Energétique tenue à Astana le 8 et 9 juin cette année, la Russie et la Chine - avec le soutien du Kazakhstan, du Tadjikistan, de l'Ouzbékistan, du Turkménistan et de l'adhésion extérieure de l'Inde et du Pakistan - ont posé les bases d'une sorte de marché commun asiatique basé sur la coopération de nations productrices de gaz et de pétrole (Russie et Kazakhstan) qui pourraient s'opposer à l'OPEP. L'idée chinoise de construire une «nouvelle route de la soie», ou plutôt une route commerciale de Pékin à l'Europe, en l'envahissant de marchandises des anciennes républiques soviétiques «made in China», a également été approuvée. Enfin et surtout, malgré la sécurisation d'un monopole naval mis en œuvre par Washington dans l'océan Indien, ils ont également convenu d'un objectif non déclaré pour former une sorte d'«alliance militaire» afin de bloquer l'accès des États-Unis à des points stratégiques dans l'échiquier du continent asiatique (utilisation des aéroports, bases de troupes au sol, ou présence de techniciens militaires). Subséquemment, l'Expo vise également à élargir l'OCS (Organisation de coopération de Shanghai, dont le Bélarus et l'Afghanistan sont également des membres fondateurs) pour inclure le Pakistan et l'Inde, alors que l'Iran a déclaré qu'il appliquerait aussi pour devenir membre.

En fait, nous assistons à la formation d'un front qui n'est certainement pas homogène - parce que les intérêts économiques et stratégiques sont rarement uniques et ne coïncident pas toujours - mais qui est tactiquement significatif sur la scène internationale, étant donné sa capacité à s'opposer à la ligne occidentale dirigée par les États-Unis, et dans une moindre mesure par l'Europe occidentale, le Japon et l'Australie. Tout ceci est inquiétant car il ne s'agit pas seulement du contrôle des routes commerciales de l'or noir, ni de la concurrence pour le contrôle sur les marchés internationaux, ni même de la lutte pour le contrôle des marchés de changes. Cela représente surtout une tentative afin de sortir de la catastrophe économique et sociale produite par la dernière crise. L'escalade des tensions militaires d'un côté et ensuite de l'autre, les nombreuses guerres déjà menées, le nombre croissant de crises politiques et diplomatiques dont le Qatar n'est qu'un petit exemple, tout cela n’annonce rien de bon. Cet "incident" récent où un combattant syrien a été abattu en plein ciel de la Syrie par l’Amérique en dit long sur la véritable signification de ces guerres et de ces tensions. Maintenant que l’ÉI est plus ou moins réduit au néant et que sa fin est imminente, les véritables raisons de la guerre et le vrai visage des acteurs commencent à apparaître plus clairement.

Le capitalisme ne peut surmonter sa crise de plus en plus profonde que par la destruction de valeurs et la réduction du territoire contrôlées par son adversaire ; et les guerres (de plus en plus généralisées) représentent son instrument le plus efficace. Ce dont nous avons besoin, c'est d’une guerre contre la guerre: la guerre des classes contre les guerres que la classe bourgeoise prépare pour résoudre son problème de survie économique et politique.

Fabio Damen

19 juin 2017

[i] Voir leftcom.org pour en savoir plus à ce sujet.

Sunday, August 13, 2017