Corruption, nationalisme et capitalisme

Jeudi, le 19 mai, le gouvernement libéral n’est pas tombé. Le passage dans la Chambre, des conservateurs aux libéraux, d’une des plus grandes fortunes canadiennes en la personne de la très médiocre Belinda Stronach a fait la différence. Le gouvernement minoritaire de Paul Martin a survécu par une seule voix. Mais la crise de confiance qui avait mené à cette crise parlementaire remarquable reste entière. Le gouvernement libéral est fragilisé; ses porte-parole très largement discrédités. Et il y a de quoi.

Depuis plusieurs semaines déjà, la population canadienne est quotidiennement édifiée par les révélations toujours plus truculentes du maintenant célèbre scandale des commandites. Initialement mis en chantier par le gouvernement Chrétien "pour contrer la menace séparatiste au Québec", il est à présent clair comme de l’eau de roche que ce programme a été marqué par au moins deux travers "criminels" majeurs. D’abord la décision délibérée, prise au plus haut niveau de l’État central, de détourner des sommes très importantes des programmes de publicité fédéraliste massifs (eux-mêmes d’une légalité plus que douteuse), pour renforcer clandestinement l’efficacité et les capacités de l’appareil du Parti Libéral au Québec. Ensuite, le fait de plus en plus évident que, tout au long de la chaîne de relais des sommes accumulées dans la caisse noire, des hommes d’affaires, des personnalités politiques et des notables s’en ont mis plein les poches.

Créé pour "sauver le Canada", le programme des commandites, dont les tenants et aboutissants sont maintenant connus, contribue à présent à l’une des plus grandes crises politiques dans l’histoire du pays. Loin d’avoir fait reculer le "séparatisme", il contribue maintenant à son essor important. L’opposition péquiste à Québec et les bloquistes à Ottawa n’en finissent plus de déplorer ce dérapage "canadien". À la Chambre des communes, les hauts cris fusent des bancs de l’Opposition. Conservateurs et néo-démocrates n’en finissent plus de clamer leur dégoût pour l’immoralité libérale et parlent d’une crise de légitimité. Les libéraux auraient perdu "l’autorité morale pour gouverner". Le message livré en sourdine dans toute cette cacophonie de plaintes indignées est qu’il y aurait donc d’une part, la catégorie de politiciens rapaces et louches et d’autre part, l’espèce des parlementaires honnêtes et intègres, ou, à défaut de le croire, en tout cas des "moins pires". Bref, il y a beaucoup de bruit autour de tout ça à Ottawa et à Québec. La corruption des libéraux constitue-t-elle un développement qualitatif nouveau pour justifier une pareille crise?

Rien de nouveau sous le soleil

En fait, l’histoire du Canada est toute entière traversée par la corruption politique. En voici seulement quelques exemples notables et représentatifs de diverses générations "d’honorables" parlementaires. Pour souligner l’hypocrisie des propos du chef du Parti Conservateur Stephen Harper sur la corruption particulière des libéraux, nous n’avons choisi que des exemples tirés de l’histoire du PC. Mais nous aurions pu en citer tout autant dans l’histoire des gouvernements libéraux et même chez les néo-démocrates (les bingos en Colombie-Britannique, vous vous souvenez?).

Dès les débuts de la Confédération en 1872, les deux "pères fondateurs", John A. Macdonald et George Étienne Cartier ont été au cœur d’une tourmente proportionnellement plus importante encore que celle d’aujourd’hui. En effet, ils accordèrent alors le contrat de la construction et la majorité des parts du nouveau chemin de fer du Pacifique à un groupe de capitalistes dirigé par Sir Hugh Allan, en échange de contributions totalisant environ 360,000 dollars (de l’époque!) à la caisse électorale du Parti Conservateur. Le scandale éclata plus tard, avec la publication de la correspondance et des télégrammes pertinents. Dans une des lettres publiées, notre "fondateur", John A. Macdonald se plaignait à un avocat de la compagnie qu’il avait absolument besoin "d’un autre 10 000 dollars". Combien d’argent fut effectivement levé pour la caisse électorale des Bleus et combien fut de fait détourné vers les poches de nos augustes dignitaires demeure un mystère. Le gouvernement dut éventuellement démissionner en 1873.

Plus tard, lors de la Première Guerre mondiale (une boucherie impérialiste sans précédent), Sam Hughes, le Ministre de la Milice et de la Défense qui s’était "illustré" entre 1899 et 1902 lors de la guerre des Boers, fut à son tour impliqué dans un scandale qui marqua non seulement l’époque, mais surtout la vie et la mort des soldats canadiens dont il avait la gouverne. Ainsi, Hughes, choisissant d’acheter "canadien", ou plus exactement choisissant de se remplir les poches, prit une série de décisions douteuses qui allaient avoir des répercussions graves sur le front. Son copinage intéressé a eu pour résultat que les soldat canadiens devaient se débrouiller avec des munitions défectueuses, des rations pourries et de l’équipement lamentable. Mais, c’est l’imposition du célèbre fusil Ross qui mena en bout de compte à sa perte. Lourd, encombrant et s’enrayant continuellement, il était détesté du soldat des tranchées, tout comme Hughes d’ailleurs. Le Premier ministre Borden dut le larguer en 1916.

Enfin, plus récemment, c’est un ministre-clé du gouvernement Mulroney, Sinclair Stevens qui dut démissionner en 1987, pour avoir violé le code "d’éthique" parlementaire au moins 14 fois, ceci dans le but de promouvoir ses affaires personnelles. Un juge finira par "blanchir" Stevens en décembre 2004, mais ce ne fut que sur la base d’une interprétation légaliste de la définition de ce que constitue en fait le vol. Notons au passage que les transactions douteuses de l’époque se sont faites avec Magna-International, alors dirigé par le milliardaire Frank Stronach et dont la fille Belinda, tout récemment encore simple députée conservatrice de Newmarket-Aurora, est maintenant, suite à sa défection opportune, Ministre libérale des Ressources humaines. Il est à noter que la semaine dernière encore, siégeant sur les bancs de l’opposition indignée, elle criait au scandale comme ses "honorables" collègues. La gêne n’atteint pas souvent la clique des nantis...

La faute au fédéral?

Comme nous le notions plus haut, il y a aussi le Parti Québécois qui cherche à bénéficier de cette crise et avancer les perspectives du nationalisme québécois contre la forme actuelle du fédéralisme canadien. Le degré d’hypocrisie bourgeoise de cette formation politique est tout aussi stupéfiant que celui de ses rivaux fédéraux. À preuve, deux témoins importants à la Commission Gommery, Alain Renaud et Jean Brault ont déjà avoué avoir versé des sommes d’argent très importantes au PQ, en vue de s’assurer l’octroi d’un contrat de publicité lucratif à la SAQ, lorsque ce parti était encore au pouvoir. Au total, il s’agirait de 150 000 dollars acheminés tortueusement à la demande expresse de Ginette Boivin, permanente responsable au financement avec l’approbation directe de Michel Hébert, l’agent officiel du PQ.

Mais il y a plus encore. Le PQ croit-il réellement que nous ayons oublié l’affaire Oxygène 9, ce qui s’est appelé le scandale des lobbyistes lors de son dernier mandat? Cette affaire de corruption a causé la démission du ministre le plus influent du chef Bernard Landry. Gilles Baril, que plusieurs surnommaient "le Gagliano de Québec" dut prendre la porte, de même que l’organisateur en chef du parti, Raymond Bréard. L’ineffable Sylvain Simard, aussi ministre à l’époque échappa à la trappe de peu.

Enfin, nous refusons de croire que les nombreux abîmes à piastres du PQ qu’ont été le fameux désastre du chantier inachevé de la Gaspésia, les investissements désastreux de la Caisse de dépôt et de placement (à commencer par le coût éléphantesque de son siège social) et du Métro de Laval (où l’on avait oublié de prévoir des voies d’accès!) ne sont dus qu’à des erreurs de jugement. Et que dire du cadeau de 35 millions à Tembec! C’est évident qu’il y en a qui se sont graissés la patte là-dedans!

C’est le capitalisme qui est corrompu

Les hauts cris des mercantis conservateurs, des "nationaleux" du Bloc, et des bureaucrates du NPD laissent entendre que le scandale des commandites et la turpitude des libéraux constituent un véritable détournement du parlementarisme, un avilissement de la démocratie bourgeoise. Or, non seulement venons-nous de démontrer que la corruption traverse de pied en cap l’histoire des gouvernements québécois et canadiens, mais force est de constater que notre pays n’est pas une exception. Il serait aisé ici d’énumérer une multitude d’exemples de corruption dans les pays dits de la périphérie du capitalisme. Aisé aussi de ramener une foule de cas en provenance de la Chine et de la Russie. Mais nous trouvons plus utile de rappeler comment la corruption gouvernementale règne au cœur même du capitalisme historique, celui des grandes métropoles du capital.

Rappelons-nous tout simplement du scandale autour de l’affaire ELF en Europe et ses caisses noires, en plusieurs points semblables aux mécanismes du scandale des commandites canadien, qui éclata en l’an 2000. C’est cette affaire qui a grandement éclairé l’étendue des opérations obscures et déréglées des gouvernements Kohl en Allemagne et Mitterand en France. Il y aussi la célèbre affaire des vedettes françaises vendues à Taïwan ou encore le scandale Lockheed. Ayons aussi à l’esprit les partialités ouvertes du Premier ministre italien Sylvio Berlusconi pour ses entreprises personnelles. Et puis, que dire des complaisances largement démontrées du Vice-président des États-Unis, Dick Cheney auprès de sa compagnie Halliburton, dans l’octroi de contrats lucratifs en Afghanistan et en Irak. Enfin, nous vous ferons grâce de l’avidité légendaire du clan Bush.

On aura compris notre propos. C’est le capitalisme lui-même, en temps que mode de production et avec les outils qu’il s’est donné et par lesquels il s’impose, qui est corrompu. Les gouvernements bourgeois comme les cartels de capitalistes sont des repaires de brigands. Il ne faut pas s’étonner des malversations du scandale des commandites. Il faut plutôt se questionner sur les raisons à la base du déferlement publique de la tourmente actuelle.

De l’importance de cette crise et de son utilité

L’importance de ce nouveau scandale et la crise politique qu’il génère est le fruit de plusieurs facteurs. Il s’alimente de l’écœurement généralisé d’une grande partie de la population et de la classe ouvrière en particulier, pour des mœurs politiques qui lui semblent de plus en plus inacceptables, dans un contexte politique où l’État utilise toujours plus les arguments d’austérité et de rigueur à notre encontre dans sa gouvernance. Il s’alimente aussi de la crise constitutionnelle où s’affrontent la majorité de la bourgeoisie canadienne à la majorité de la bourgeoisie québécoise, avec pour enjeu un nouveau repartage des champs de compétence des divers niveaux de gouvernement. C’est pour cette raison, mais sous d’autres prétextes (la nation, la langue, la société distincte) qu’ils nous feront défiler bientôt à nouveau, soit sous le bleu et le blanc du fleurdelisé, soit sous le rouge et le blanc de l’unifolié. Tant que nous serons divisés, le règne de l’exploitation, de la corruption et de l’oppression sera assuré. Il ne faut pas ignorer non plus le rôle que joue la fracture importante existant au sein même du Parti Libéral, le parti historique principal de la domination du capital au Canada.

Enfin, comme dans toutes les affaires de ce genre, et en particulier en temps de crise, les commissions d’enquête comme la désormais célèbre Commission Gommery servent d’agent de réhabilitation de l’ordre de pouvoir qu’est le gouvernement bourgeois à l’intérieur de la structure étatique. Dans le cadre de la crise d’accumulation du capital, le gouvernement doit régénérer son image, car il devra bientôt nous imposer de nouvelles souffrances pour tenter une fois de plus, d’extraire la classe dominante de la crise toujours plus approfondie de son mode de production. Ce qui veut dire des misères nouvelles pour notre classe. En ce sens, la corruption de la bourgeoisie et de son appareil politique ne sont qu’une manifestation de la décadence du mode de production capitaliste. L’essence de la décadence réside dans la crise du système de profits lui-même. Dans son combat, la classe ouvrière ne doit pas l’oublier, pour bien conserver la lutte sur le terrain qui lui est propre: son action autonome, antiparlementaire, internationaliste et totalement anticapitaliste.

Le Groupe Internationaliste Ouvrier, section canadienne du Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, Montréal, le 20 mai 2005.