90 ans depuis la Révolution d’Octobre

Lorsque l’URSS s’effondra, la bourgeoisie internationale entonna le requiem du communisme. L’oraison funèbre servit à démontrer comment la faillite de l’Union Soviétique prétendument communiste prouve que, hors du capitalisme, aucune autre forme d’organisation sociale ne peut exister. Les rapports de production et de distribution capitalistes seraient la seule forme possible d’existence économique. Tout le reste n’est au mieux qu’utopie, ou au pire (le soi-disant «socialisme réel») n’a apporté que misère et oppression pour les prolétaires qui s’y aventurèrent.

L’expérience de l’Octobre bolchevik

En fait, ce qui avait fait faillite, c’est la contre-révolution stalinienne qui a détruit la Révolution d’Octobre. Le stalinisme a présenté abusivement la construction du capitalisme d’État comme le socialisme, et a ouvert une époque de confusion idéologique pour des millions de prolétaires. La conséquence tragique en est la plus importante défaite qui n’ait jamais marqué le mouvement ouvrier.

Néanmoins, les 90 années qui nous séparent de ce premier et unique exemple de révolution prolétarienne ne se sont pas passées en vain. S’il doit y avoir un avenir révolutionnaire, les communistes d’aujourd’hui ont l’obligation de tirer des leçons à partir des nombreux enseignements de cette expérience.

La première chose que la Révolution d’Octobre nous ait apprise est que la classe ouvrière dans son ensemble est capable de transformer l’histoire. Contre un siècle de cynisme à propos de la capacité de la classe ouvrière, les travailleurs russes découvrirent la forme par laquelle une société de masse pouvait être dirigée. Les soviets émergèrent de leur lutte collective contre l’exploitation en 1905, en tant que solution pratique à la coordination des divers comités de grève. En 1917, les soviets (les conseils ouvriers) furent recréés et firent la preuve qu’ils constituaient l’organisme qui représentait directement la classe ouvrière contre la bourgeoisie. «L’écurie du parlementarisme bourgeois» (Lénine) est la démocratie pour ceux qui en ont les moyens. Les représentants sont élus pour des mandats de plusieurs années et peuvent ignorer les revendications de leurs électeurs tandis qu’ils font des courbettes devant les riches intérêts du capital. C’est ce chemin qui mena à la corruption de la social-démocratie en Allemagne avant la Première Guerre mondiale. Le soviet, tout comme la Commune de Paris de 1871, fut un organe à la fois exécutif et délibératif. Ses membres n’étaient pas des représentants mais les délégués de leurs électeurs et pouvaient être révoqués à tout moment s’ils ne respectaient pas leur mandat. En clair, les travailleurs de Russie ont donné au monde la forme politique qui devrait être la base de la société sans classes de «producteurs librement associés» (Marx). Les soviets ont péri au fur et à mesure que les travailleurs révolutionnaires périrent au cours de la guerre contre l’impérialisme mondial.

La deuxième leçon est que la révolution est un événement exceptionnel, qui requiert pour survenir le genre de conditions exceptionnelles existant en Russie en 1917.

La condition nécessaire et indispensable qui détermine le mouvement de larges masses de travailleurs - comme dans l’expérience russe - tient essentiellement aux conditions économiques dans l’approfondissement de la crise du capitalisme. Il n’y a point d’acte de volonté, ni inspiration divine, ni autre force déterminante qui peut remplacer l’impulsion des conditions matérielles. Voilà ce qui est arrivé en Russie. La crise économique qui avait abouti au premier conflit mondial, aux destructions physiques de la guerre et à une société entière affamée, voilà ce qui explique le mouvement de millions de paysans et de prolétaires contre la guerre et la lutte frontale contre ceux qui en étaient responsables. Comme Lénine l’a souligné, la guerre mondiale fut la force motrice, le grand accélérateur qui propulsa les masses russes sur la scène de l’histoire, dans le premier acte de ce qui aurait dû être une explosion de lutte des classes à l’échelle internationale.

Mais les conditions nécessaires ne sont pas suffisantes en soi. Les crises économiques dévastatrices, avec le cortège des guerres entraînent les masses à l’action mais ne suffisent pas à définir une situation révolutionnaire. La présence d’un parti révolutionnaire qui sait comment lier la spontanéité des masses au programme révolutionnaire est nécessaire. Lorsque le prolétariat se décide à agir (en Russie, il y avait aussi des millions de paysans), il le fait en portant des revendications économistes, réformistes. Il peut se mobiliser instinctivement contre la guerre et ses conséquences qui l’affament, il peut être attiré par la perspective du changement social, il peut même renverser un régime, mais il a aussi besoin d’un programme politique fondé sur les gains théoriques de sa propre expérience historique. Le porteur de ce programme de classe est le parti politique du prolétariat. Il est totalement erroné de croire que la lutte pour des revendications, le combat contre les effets de la crise économique ou le refus de continuer la guerre peuvent par elles-mêmes élever le niveau politique des masses jusqu’au programme politique révolutionnaire. C’est plutôt le contraire qui est vrai. Si, les masses n’ont pas crée leur avant-garde - le parti révolutionnaire - lorsqu’elles se mettent en mouvement, même la révolte ou l’insurrection la plus pugnace et la plus déterminée est destinée à l’échec. Il n’y a qu’en Russie que s’est effectuée la synthèse entre les conditions objectives - qui menèrent les prolétaires et les paysans pauvres à se soulever - et les conditions subjectives - représentées par les masses elles-mêmes et par la présence active du Parti bolchevik qui guida politiquement le mouvement - sans lesquelles aucune révolution prolétarienne n’aurait pu se réaliser complètement. Si l’un de ces deux facteurs est absent, il n’y a pas alors de perspective de dénouement heureux de la révolution. Si les conditions nécessaires sont absentes, le prolétariat ne se soulèvera pas; si le parti est absent, tout indique que les résultats de la lutte des classes seront négatifs. Les nouvelles générations de communistes ne peuvent absolument pas rejeter cette leçon de la Révolution d’Octobre. Si elles le font, elles risquent de s’orienter vers les théories idéalistes qui font de la spontanéité, de l’ouvriérisme et de l’anti-partitisme leurs cris de guerre.

L’internationalisme prolétarien

La troisième leçon de l’expérience de la révolution russe est que la révolution est internationale ou elle est destinée à l’échec, enfermée à l’intérieur des frontières nationales dans lesquelles elle est née. Toute la stratégie du Parti bolchevik, de Lénine et de la Troisième Internationale - avant son repli sur des positions contre-révolutionnaires basées sur la théorie du socialisme dans un seul pays - fut fondée sur la nécessité qu’il y aurait d’autres éruptions révolutionnaires internationalement, ou plus exactement, que le confinement à un seul pays de la Révolution russe annoncerait sa défaite. Pour la Russie révolutionnaire, l’isolement politique auquel elle a été condamnée par l’absence de révolutions en Europe de l’Ouest signifiait que son sous-développement économique et l’encerclement économique et politique par les pays capitalistes qui considéraient que le bolchevisme était l’ennemi à abattre, quelque en soient le coût et par tous les moyens, lui seraient fatales. Une des causes déterminantes de la tragédie de la Révolution d’Octobre est que l’un des deux facteurs qui devaient donner une dimension internationale au processus révolutionnaire entrepris en Russie était nettement plus faible. Le premier élément - la nécessaire mais insuffisante condition de la crise économique et de la guerre impérialiste - était présent à une échelle féroce et sans précédent et avait traversé tous les pays d’Europe et au-delà. Les masses prolétariennes s’agitaient aussi, particulièrement en Allemagne et en Italie, mais le deuxième élément, la présence concrète de partis communistes ne s’est pas manifestée à temps. Bien sûr, des partis communistes se sont formés mais ils avaient du retard sur le développement des événements. En retardant la rupture du cordon ombilical qui les liait aux partis réformistes de la Deuxième Internationale jusqu’au reflux de la lutte prolétarienne, les futurs partis révolutionnaires manquèrent leur rendez-vous avec l’histoire et par conséquent, l’entreprise bolchevique se retrouva isolée et plongée dans une série de problèmes insolubles à l’intérieur de son cadre national.

Ainsi, l’échec de la Révolution russe, suite à l’échec des autres expériences révolutionnaires, devint total dès sa première décennie d’existence et non pas plus tard, comme les staliniens, les trotskistes classiques et les maoïstes de tous poils et quelque soit leur idéologie, maintiennent.

Les événements qui eurent lieu ensuite : la plus brutale des réactions politiques, les purges staliniennes au sein même du Parti bolchevik, l’élimination physique de toute opposition de gauche, les attaques économiques contre le prolétariat qui avait accompli la révolution, furent les conséquences économiques et politiques de cette défaite. Et de cette défaite provient la construction d’un capitalisme d’État que le régime stalinien fit passer pour du socialisme, une déformation que les partis communistes de la Troisième Internationale continuèrent à inculquer aux masses prolétariennes de la planète.

L’option révolutionnaire est la seule voie vers l’émancipation prolétarienne

La quatrième leçon irréfutable qui découle largement de l’expérience de l’Octobre bolchevik est que pour s’émanciper de l’esclavage salarié, le prolétariat international ne possède qu’une seule solution révolutionnaire. Il n’y a pas de raccourcis possibles, pas plus qu’il n’existe de voies alternatives ou des demi-mesures. Toute autre option est destinée à la faillite. Non seulement une autre méthode tactique finirait par affaiblir la lutte des classes, mais elle dévaloriserait aussi son contenu politique en mettant en avant des objectifs qui ne sont pas les siens, soit comme solution de problèmes contingents ou pire, comme objectif stratégique final. L’histoire nous a démontré trop souvent comment l’abandon de la voie révolutionnaire, au profit d’alliances avec des sections de la bourgeoisie et pour des objectifs autres que la dictature du prolétariat, a mené à des défaites sanglantes et tragiques qui ont pesé lourdement sur les tentatives suivantes pour ranimer la lutte des classes.

Le mouvement de masse, avec la présence nécessaire du parti révolutionnaire, doit avancer ensemble vers l’objectif de la voie révolutionnaire. Tout autre choix ne sert qu’à préserver l’ordre existant en menant de défaite politique en défaite politique. Cela présuppose que le point de départ est la lutte contre sa propre bourgeoisie, contre tous les genres de manifestations de l’impérialisme, qu’elles soient nationales ou internationales. Cela veut aussi dire le rejet de toutes les formes de nationalisme économique et politique, qu’elles soient laïques ou religieuses et intégristes (qui se présentent souvent sous les couleurs d’un pseudo anti-impérialisme), et donc de considérer la révolution prolétarienne comme le seul instrument de lutte contre le capitalisme, contre l’exploitation et la barbarie sociale.

Alors qu’au temps de Lénine, les contradictions du mode de production et de distribution de la richesse sociale avaient pour la première fois créé les conditions d’une crise internationale sévère qui préfaça la Première Guerre mondiale, le capitalisme d’aujourd’hui s’est développé de telle façon que l’exacerbation de ses contradictions a donné naissance, ces derniers temps, à des sociétés véritablement monstrueuses où, malgré une plus grande capacité de production, un régime politique d’appauvrissement progressif et d’instabilité permanente, s’est établi.

Confronté à des taux de profits progressivement moins élevés, le capitalisme international a accru ses attaques contre la force de travail. Il l’a fait et continue à le faire sur tous les fronts, autant contre les salaires que contre les programmes sociaux. Le résultat en est un pouvoir d’achat diminué pour le prolétariat, des services de santé réduits, le prolongement du temps de travail et la réduction des pensions de retraite. Les plus âgés travaillent plus longtemps tandis les plus jeunes ont de la difficulté à trouver un emploi. Les emplois sont de plus en plus précaires, intermittents et mal payés : six mois de travail, six mois de chômage, avec toutes les conséquences sociales que cela amène. Et nous ne parlons pas ici du Bangladesh ou du Bénin, mais des cathédrales historiques du capitalisme comme l’Europe et les États-Unis. Dans les pays de la «périphérie» - mais pas seulement dans ces cas extrêmes - le pillage des ressources naturelles continue et s’intensifie tout comme l’expropriation forcée de millions de paysans pauvres, pour la plupart destinés à une vie misérable et qui luttent pour la simple survie, alors que les «chanceux» qui trouvent un emploi dans les usines que d’aucuns qualifient de «miracle économique», revivent le drame des conditions de travail «manchestériennes» [ ] du dix-neuvième siècle. Cela est aussi la base de la compétition qui fait rage au sein de la force de travail au niveau mondial, entraînant des réductions de salaires et pas uniquement pour les moins qualifiés. De plus, la planète entière est menacée par le cauchemar de la catastrophe écologique, un produit direct du mode de production dont la seule raison d’être est le profit.

Dans le secteur strictement économique, le capital s’engage dans des manœuvres spéculatives de plus en plus risquées dans sa quête agonisante de surprofits, ce qu’il doit continuellement faire en tentant de survivre à ses propres contradictions. Et lorsque la bulle spéculative éclate, éliminant des milliards de dollars de capital fictif en l’espace de quelques heures, il tente d’en faire payer les frais aux petits épargnants, tel un arnaqueur vendant ses produits financiers comme des investissements sûrs, alors qu’ils ne s’agit que de la pire des camelotes. La spéculation et le parasitisme sont les caractéristiques de ce capitalisme étouffant. Plus ses contradictions s’exacerbent, plus il devient agressif. Il n’y a pas un seul marché, du commercial au financier, du monétaire au commerce des matières premières, qui ne soit pas troublé par la concurrence violente qui, très souvent se transforme en actes de guerre qui prennent en fait la forme d’un pillage armé.

Le parasitisme, la spéculation, les crises économiques et financières, plus d’exploitation et moins de sécurité pour ceux qui travaillent, moins de sécurité pour ceux qui cherchent du travail, un état de guerre permanent et la création de couches toujours plus importantes de pauvreté : voilà le présent et l’avenir du capitalisme. Depuis l’époque de Lénine, les lois du capital se sont développées jusqu’à aujourd’hui où ses contradictions se sont énormément amplifiées. C’est pourquoi l’expérience de la Révolution d’Octobre - malgré sa défaite - reste la voie principale sur laquelle la révolution du futur devra s’engager.

Le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire, octobre 2007

(1) Renvoie aux conditions de travail très dures, inhumaines, du début du capitalisme (au XIX° siècle), que subissaient les ouvriers. Manchester étant le centre industriel de l’Angleterre.