La fondation de l’Internationale communiste en 1919

«Une nouvelle époque est née. Époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. Époque de la révolution communiste du prolétariat… (la classe ouvrière) doit instituer l'ordre véritable, l'ordre communiste. Elle doit briser la domination du capital, rendre les guerres impossibles, effacer les frontières entre les États, transformer le monde en une vaste communauté travaillant pour elle-même, réaliser la solidarité fraternelle et la libération des peuples. (1)»

Il y a 90 ans, la plateforme de la Troisième Internationale saluait de cette façon le monde. Si la Révolution russe ne nous avait légué rien d’autre, ce fait d’arme justifierait à lui seul le fondement de sa commémoration. Une telle déclaration scandalise t-elle les anarchistes, les conseillistes et les soi-disant «communistes libertaires»? Comment, se demandent-ils, pouvons-nous trouver quoique ce soit de positif provenant de la révolution bolchevique?

Notre réponse comporte deux volets. Premièrement, ils ne saisissent pas bien de quoi il s’agit. Ils mettent l’accent sur la dégénérescence de cette expérience des travailleurs et des travailleuses plutôt que sur la seule victoire des ouvriers sur une section de la classe dirigeante mondiale. Les Bolcheviques, malgré toutes leurs imperfections que le recul historique nous a permis de saisir, étaient à l’époque les meilleurs représentants de la classe ouvrière internationale. En outre, même s’il n’y avait pas eu de révolution prolétarienne réussie en Russie en 1917, l’internationalisme du Parti bolchevique aurait constitué à lui seul une de des plus grandes contributions à notre compréhension actuelle du chemin pour réaliser la libération de la classe ouvrière.

Les Première et Deuxième Internationales

Les origines de la Troisième Internationale sont complètement à rechercher dans l’histoire des précédentes Internationales. La Première était composée d’une série de groupes hétérogènes qui allaient des mouvements syndicaux anglais jusqu’aux conspirateurs anarchistes, bien que les documents principaux de l’Association internationale des travailleurs (c’était en 1864!) avaient été rédigés par Marx. Avec la Première Internationale, il croyait avoir trouvé l’organisation qui comprenait ce qu’il avait écrit 16 ans plus tôt dans le Manifeste du Parti communiste:

«… l'asservissement de l'ouvrier au capital, aussi bien en Angleterre qu'en France, en Amérique qu'en Allemagne, dépouille le prolétaire de tout caractère national… Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont pas... Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!»

Malheureusement le conflit avec les bakouninistes (qui avaient fondé une internationale secrète à l’intérieur de l’Internationale) a affaibli la Première Internationale. Même si Marx et Engels ont politiquement défait les bakouninistes, ce fut une victoire à la Pyrrhus, puisque après 8 années d’existence seulement, l’Internationale disparaissait. Dans son sillage, la classe ouvrière des pays capitalistes avancés a commencé à créer des partis plus profondément enracinés dans leurs territoires nationaux qui se sont ensuite unis pour fonder la Deuxième Internationale en 1889.

Plusieurs choses peuvent être rappelées sur la Deuxième Internationale. Premièrement, ce n’était pas un corps homogène et encore moins un parti international centralisé. Ses congrès étaient principalement des ateliers de discussion où les résolutions votées n’engageaient aucunement les participants. L’Internationale était une vague association de partis nationaux, ce qui a été clairement démontré en 1914. Malgré les résolutions de deux congrès successifs (Stuttgart en 1907 et Bâle en 1912) appelant tous les partis socialistes, au nom de l’internationalisme socialiste, à faire tout ce qui était en leur pouvoir pour prévenir la guerre impérialiste. Mais si la guerre éclatait malgré tout, ils s’engageaient à prendre des mesures pour perturber les économies de guerre des puissances impérialistes. Or, malgré ses bonnes résolutions, la vaste majorité des partis de la Deuxième Internationale se sont rangés derrière leurs drapeaux nationaux. Le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), le plus grand parti au monde (et pas seulement de l’Internationale) a voté les crédits de guerre pour le Kaiser sous le prétexte fallacieux, développé par Kautsky, qu’il serait préférable pour l’humanité que l’Allemagne Impériale défasse la Russie Impériale. Kautsky n’a jamais mentionné que les plans de guerre du Kaiser impliquaient d’abord la destruction de la «République démocratique» française!

La grande majorité des principaux partis de la sociale démocratie ont adopté et soutenu les positions de «leurs propres gouvernements» c'est-à-dire de leur propre bourgeoisie. De ce fait, du jour au lendemain, la Deuxième Internationale disparaissait en tant qu’organisation ouvrière. Le seul grand parti à appuyer les résolutions du Congrès fut le Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie. En compagnie des partis plus petits de Serbie et de Bulgarie, il prit clairement position contre la guerre. Dès novembre 1914, un manifeste fut publié, écrit de la main de Lénine, appelant à «la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile». À cette époque, cette voix solitaire d’opposition apparaissait presque démente puisque la sociale démocratie s’effondrait sous les vagues de chauvinisme qui ont marqué le début de la Première Guerre Mondiale.

Nous savons maintenant que c’était le premier pas de la classe ouvrière vers l’édification d’une nouvelle Internationale entièrement révolutionnaire. Elle sera basée sur le principe marxiste que «les prolétaires n’ont pas de pays», elle sera aussi fondée sur la reconnaissance qu’une nouvelle époque de l’histoire capitaliste voyait le jour. Les marxistes, qui auparavant pouvaient chercher à identifier les forces les plus progressistes dans une guerre quelconque, ne pouvaient plus le faire puisque à l’époque de l’impérialisme tous les belligérants sont objectivement réactionnaires. Le défaitisme révolutionnaire, le travail pour la défaite et le renversement de «nos» gouvernements respectifs devint alors la tâche internationaliste et prolétarienne de l’heure.

Or, ce manifeste bolchevique ne fut même pas accepté par tous les bolcheviques, sans parler d’autres éléments au sein du mouvement ouvrier. Comme il est normal après une défaite historique aussi traumatisante que celle de l’effondrement de la Deuxième Internationale en 1914, plusieurs positions différentes sont apparues sur la façon dont la classe ouvrière pouvait retrouver son orientation internationaliste. Quelques-uns, comme Trotski, condamnaient clairement la guerre, mais désiraient garder un contact avec la Deuxième Internationale. Le Parti Socialiste Italien (PSI) a connu le luxe de quelques mois de répit, jusqu’à ce que la bourgeoisie italienne soit soudoyée par les Britanniques et les Français pour entrer en guerre en mai 1915 (par la promesse d’obtenir des territoires importants de l’Empire d’Autriche-Hongrie) ce qui donna au parti parlementaire italien l’opportunité de développer la position «ni soutien ni sabotage» et plus clairement de conserver plus longtemps les ambiguïtés de la sociale démocratie. C’est le PSI qui a de fait appelé à la conférence de Zimmerwald en 1915 pour tenter de remettre sur pied la Deuxième Internationale, et c’est à cette conférence que fut clairement démontré le fossé entre les éléments révolutionnaires autour de Lénine et les réformistes (devenus des apologistes de l’impérialisme).

La Gauche de Zimmerwald

Trente-six délégués de «partis ouvriers et d’organisations prêtes à lutter contre la guerre avec les méthodes de la lutte de classe prolétarienne» participèrent à la Conférence de Zimmerwald en septembre 1915. Les deux tiers des délégués appuyaient une position purement pacifiste (prétendant que la guerre n’avait aucune conséquence pour la lutte des classes et que celle-ci pourrait reprendre une fois la paix retrouvée). Lénine reçut le soutien de 6 délégués (en comptant Zinoviev et Radek) tandis que Trotski prenait la tête du reste du groupe qui développait une position entre le défaitisme révolutionnaire et le pacifisme. C’est Trotski qui a écrit le Manifeste de Zimmerwald qui se limitait à une dénonciation générale de la guerre et se contentait d’appeler les travailleurs et les travailleuses à «combattre pour la paix». Lénine a condamné ce manifeste en le jugeant insuffisant et a présenté une déclaration de protestation signée par six délégués condamnant la guerre comme «impérialiste» et concluant que:

«Notre slogan est la guerre civile, pas la paix civile …Seule la révolution sociale du prolétariat ouvre le chemin à la paix et à la liberté des nations. (2)»

Ce slogan caractérisait la position de la Gauche de Zimmerwald. Le manifeste qu’elle a publié, appelle à la formation d’une nouvelle Internationale:

«…une internationale puissante, une internationale qui mettra fin à toutes les guerres et au capitalisme.»

Même à la seconde conférence qui eut lieu à Kienthal en Suisse (avril 1916), la «Gauche de Zimmerwald» demeura minoritaire. Malgré l’arrivée de délégués d’Allemagne de la Ligue Spartakiste de Rosa Luxembourg, cela ne fut pas suffisant pour changer l’allure générale puisqu’ils soutinrent la position de la majorité. Comme nous l’avons écrit, il y a quelques années:

«Ni les centristes, ni de manière moindre les pacifistes, n’ont considéré possible la scission de la Deuxième Internationale. La résolution finale de Kienthal se limite à prévoir - ou à annoncer - la scission qui se produira dans les différents partis de l’Internationale elle-même. (3)»

Lénine entreprit la tâche d’essayer d’expliquer pourquoi la nouvelle période historique débutant avec la Première Guerre Mondiale imposait de nouvelles tâches à la classe ouvrière et a alors publié son célèbre ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Il était également déterminé à fonder une nouvelle Internationale et a appelé à sa formation dans Les tâches du prolétariat dans la présente révolution - (Thèses d'Avril) en 1917, qui ont ouvert la voie aux bolcheviques pour jouer un rôle dirigeant dans la Révolution d’Octobre. Malgré le vibrant plaidoyer de Lénine, les bolcheviques décidèrent de rester à Zimmerwald, remettant ainsi à un futur plus ou moins lointain la création d’une nouvelle Internationale. En mai, ils envoyèrent même une délégation à Stockholm en prévision de la troisième conférence de «Zimmerwald». Lénine écrivit alors à un des délégués, Radek à Stockholm, que:

«Nous devons à tout prix enterrer l’Internationale pourrie de Zimmerwald et créer une véritable Troisième Internationale réunissant seulement l’aile gauche. (4)»

La Conférence eut lieu en septembre et les délégués bolcheviques ont accepté un projet de manifeste appelant seulement à «une lutte de masse pour la paix» afin de «sauver la Révolution russe». Pas surprenant que Lénine déclara que «nous participons à une comédie».

Paradoxalement, en octobre même la victoire de la classe ouvrière en Russie a dangereusement repoussé à plus tard l’établissement de la nouvelle Internationale. La guerre impérialiste faisait toujours rage et la révolution prolétarienne ne s’était toujours pas étendue aux autres pays d’Europe en guerre rendant ainsi la tenue d’une conférence internationale irréalisable. Ces obstacles à la formation de la nouvelle Internationale devaient s’avérer coûteux à long terme.

Le Premier Congrès de la Troisième Internationale

La fin de la guerre et le fait que les vieux partis de la Deuxième Internationale se préparaient à sa reconstitution à Berne a pressé les bolcheviques à faire parvenir des invitations pour une conférence en janvier 1919, afin de fonder la nouvelle Internationale. Fidèles à leur perspective internationaliste, l’idée originale était de se rencontrer à Berlin, mais la défaite de la Révolte Spartakiste au cours du même mois signifiait que Moscou devenait le seul endroit pratique pour tenir cette conférence. De plus, de nombreux gouvernements capitalistes purent utiliser le blocus de la Russie pour empêcher des délégués de s’y rendre.

Pour Lénine, la nouvelle Internationale avait déjà une existence informelle puisque de plus en plus de partis socialistes se divisaient entre les révolutionnaires et ceux qui voulaient s’accommoder du capitalisme.

«La Troisième Internationale fut fondée dans une situation mondiale… marquée par la croissance de la révolution prolétarienne, qui progresse manifestement partout à grands pas. Cette situation s’est développée par le mouvement soviétique parmi la classe ouvrière, qui a déjà une telle puissance qu’il est devenu réellement international. (5)»

En effet, 1919 fut un moment d’espoir pour la révolution internationale puisque la révolution avait éclaté en Allemagne (même l’assassinat de Luxembourg et de Liebknecht n’a pu arrêter l’élan révolutionnaire). Quelques mois après la fin du Premier Congrès de l’Internationale Communiste, un nouveau gouvernement soviétique était formé en Bavière, tandis que la Hongrie et la Slovaquie étaient des républiques soviétiques. Au même moment, les centres industriels de l’Angleterre et de l’Italie bouillonnaient et étaient le fer de lance de la résistance de la classe ouvrière qui bouleversait non seulement l’Europe, mais le monde entier.

Les 51 délégués représentant 19 partis rassemblés à Moscou en Mars 1919, ne croyaient pas participer à un simple exercice de propagande, même si seulement neuf parmi eux arrivaient véritablement de l’étranger. Un d’entre eux, Karl Steinhardt d’Autriche, arrivé le deuxième jour a livré un discours enflammé annonçant que le prolétariat d’Autriche se ralliait à la révolution. Son enthousiasme (déplacé puisque le prolétariat autrichien avait déjà été défait lors de son discours) a éclipsé les doutes du délégué allemand Eberlein. Ce dernier avait été mandaté pour s’opposer à la formation immédiate de l’Internationale sur la base du fait qu’elle était prématurée. Déjà assassinée, c’était pourtant la position de Rosa Luxembourg qui craignait qu’une Internationale basée à Moscou ne soit dominée par la situation russe.

Du point de vue historique, il a été prouvé qu’elle avait raison, mais la question peut être posée d’une autre façon. Sans une organisation internationale existante, toute révolution prolétarienne partait déjà d’une position de faiblesse. Lénine luttait pour une Troisième Internationale depuis cinq ans, bien avant l’éruption révolutionnaire. Il avait été ridiculisé pour cette position, mais l’absence d’une telle Internationale avait largement affaibli le prolétariat, lorsque la vague révolutionnaire a éclaté. Nous l’avons déjà écrit, il y a neuf ans :

«D’une certaine façon, la transformation de la Conférence Internationale de Mars 1919 en 1er Congrès de l’Internationale - suite à cinq années de propagande pour l’Internationale Communiste de la part de Lénine et de la soi-disant “Gauche zimmerwaldienne” et la première révolution prolétarienne victorieuse - constituait un puissant stimulus à la rupture des avant-gardes révolutionnaires des partis sociaux démocrates de la Deuxième Internationale. D’une autre façon, cette précipitation jouait plus sur l’émotion des événements et sur la capacité d’attraction de l’exemple bolchevik, même contre les maximalistes en paroles dans les partis socialistes, que sur une réelle maturation de l’avant-garde révolutionnaire sur le plan méthodologique, théorique et politique, laquelle - et les événements à venir le démontreront - sera longue à aboutir.
La rapide succession des événements - révoltes, grèves générales, tentatives révolutionnaires - entre 1919 et 1921 - ne suffira pas à réaliser dans les autres pays ce que le parti bolchevique avait accompli avant 1914: se démarquer nettement sur le plan de la méthode, des principes et de la plateforme de la Deuxième Internationale et de ses partis, en construisant une organisation autonome capable d’établir une direction politique révolutionnaire des masses prolétariennes.»

Tous les problèmes qui ont tourmenté l’Internationale proviennent de cette situation, que même les bolcheviks ne voulaient pas. Plusieurs des partis qui tendaient vers l’adhésion à l’Internationale étaient loin d’être révolutionnaires ou même communistes. Entre les deux premiers congrès de l’Internationale le Parti socialiste du Mexique, par exemple, a changé son nom pour celui de communiste, mais il était largement composé d’anarcho-syndicalistes. Avec des forces aussi hétérogènes, les questions tactiques avaient naturellement tendance à dominer.

L’illusion que des partis de masse étaient nécessaires était encore présente et pour obtenir un nombre de membres semblable aux sociaux-démocrates les manœuvres tactiques ont pris le pas sur les principes révolutionnaires (le front uni avec la sociale démocratie en 1922 en fut la preuve la plus évidente). De plus, l’inévitable domination des camarades russes sur le Comité exécutif qui siégeait à Moscou, a rapidement conduit au processus de «bolchevisation» de l’Internationale.

À mesure que la Révolution russe déclinait, les Russes (Lénine inclus) tendaient à voir la Révolution bolchevik comme une recette qu’il fallait répéter. Les révolutionnaires qui se sont opposés après le Deuxième Congrès de l’Internationale à sa dégénérescence, comme la Gauche italienne, ont d’abord été disciplinés puis enfin exclus de l’Internationale pour être remplacés par des apparatchiks loyaux comme Gramsci d’abord, puis par la suite comme Togliatti.

Le Premier Congrès de la Troisième Internationale demeure un profond et important symbole de rupture avec la sociale démocratie mais ce fut également un exemple de rupture trop faible et trop tard.

Avant la prochaine grande explosion prolétarienne, un parti international centralisé non lié à une situation géographique particulière et construit à partir de l’initiative la plus importante possible de la classe ouvrière sera nécessaire pour passer d’une simple éruption révolutionnaire réussie (là où elle apparaitra) à une révolution mondiale en vue de l’émancipation de l’humanité. Notre organisation, a pour objectif principal de contribuer à cette tâche.

Jock

(1) Congrès de fondation de l’Internationale communiste Plate-forme de l’Internationale communiste, Mars 1919.

(2) Projet de résolution de la gauche de Zimmerwald, Septembre 1915.

(3) Vers la Nouvelle Internationale, Mauro Stefanini, Bilan & Perspectives 1, Octobre 2000.

(4) The Bolshevik Revolution, E.H. Carr, Volume 3, page 564, Septembre 1915.

(5) La Troisième Internationale et sa place dans l’histoire, V.I. Lénine, Éd. du Progrès 1978, p. 8.